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« La douce violence » dans les établissements
d’accueil du jeune enfant. Comment y remédier et repenser nos pratiques professionnelles, aujourd’hui ?
1 - Repérer les douces violences des pratiques professionnelles
L’enfant a le droit au respect de sa dignité
et de son amour-propre,
ne pas piétiner, ne pas humilier,
laisser vivre sans décourager,
ni brusquer, ni presser,
du respect pour chaque minute qui passe.
Janusz Korczak1, ‘Comment aimer un enfant’ Robert Laffont
A la recherche d’une définition
Entre dérives et négligences…
Ce n’est pas de la maltraitance. Ce n’est pas non plus de l’abus.
Ce sont des instants éphémères où le professionnel n’est plus dans la relation à l’enfant. Brefs instants où l’adulte se laisse « emporter » par un jugement, un a priori, une étiquette, un geste brusque.
Sorte de « ressenti immédiat », que l’adulte va faire vivre à l’enfant, sans forcément prendre conscience de ses conséquences.
De très courte durée, ces moments sont fréquents, tout au long de la journée. Sans préméditation, ni volonté de faire mal à l’enfant, ces gestes, ces paroles, ces regards, placeront de manière répétée l’enfant en situation d’insécurité affective.
C’est l’enfant étiqueté : « Tu es un vrai cochon ! », « qu’est-ce que t’es mou ! », ou bien l’enfant exclu du groupe, parce qu’il ne veut pas dormir, ou encore ne veut pas manger.
C’est l’enfant que l’on coince à table, la serviette sous l’assiette, ce sont les commentaires sur l’état des fesses de l’enfant lors d’un change, ou encore le jugement porté sur un parent en présence des enfants. Ce sont deux professionnelles qui discutent de leurs vacances au ski, alors qu’elles changent chacune un enfant…
Des commentaires négatifs aux jugements de valeurs, en passant par des a priori, ou des gestes faits « par habitude ».
Au fil des formations que j’anime depuis plusieurs années, j’ai constaté que beaucoup de professionnels connaissaient bien ces situations. Tous étaient conscients que quelque chose n’allait pas, sans pouvoir identifier comment et pourquoi ces situations se mettaient en place. Pour certains c’étaient des moments qui dérangeaient réellement mais qui n’étaient jamais repris en réunion d’équipe, pour d’autres c’était un fonctionnement qui s’était établi sans pour autant en faire toute une histoire.
Après un premier travail de sensibilisation, les professionnels parvenaient à décrire les situations, sans vraiment en mesurer les répercussions sur l’enfant.
Les résistances d’analyse venaient de l’absence de représentation de ce phénomène. Il fallait donc pouvoir nommer ces dérives pour que le professionnel puisse y faire référence sur le terrain, et accepter de changer ses attitudes.
C’est pour cela qu’il fallait les représenter, les nommer, et les analyser.
C’est en termes de « douces violences » que j’ai préféré parler de ces dérives. « Douce » parce qu’il fallait atténuer le mot violence, porteur de haine et de déchirement. Dans ce qui se joue ici, il n’y a pas d’intention de faire mal à l’enfant. Il n’y a pas de préméditation et chacun reste persuadé que c’est pour le bien de celui-ci. Bien plus, ces moments se glissent au milieu de pratiques professionnelles souvent réfléchies et maîtrisées. Par petites touches successives, doucement, ces « dérapages » envahissent. En revanche, le terme de « violence » insiste sur la gravité de ces actes et sur le fait qu’il y ait une atteinte réelle à la personne de l’enfant. Chaque geste, chaque parole, chaque « douce violence » blesse profondément l’enfant.
Du simple laisser-aller du professionnel à l’organisation institutionnelle c’est en fait un phénomène très complexe qui touche la pédagogie, l’institution et la dynamique des équipes.
Regard sur le terrain
La crèche collective « des petits lutins » est une collectivité comme on en rencontre beaucoup lorsque l’on se promène en ville. Plutôt spacieuse et lumineuse, cette structure accueille quarante enfants, répartis en trois sections d’âge. La section des lapinous accueille les bébés (trois-huit mois), la section des oursons s’occupe des moyens (huit-dix-huit mois) enfin, la section des écureuils encadre les plus grands jusqu’à leur entrée en maternelle. Apparemment, l’environnement se prête parfaitement au développement et aux besoins de chaque enfant. L’ambiance y est plutôt dynamique, avec un choix important d’activités proposées tous les jours aux enfants et une équipe (exclusivement féminine), composée de dix huit personnes se définissant comme une équipe qui s’entend bien, et qui travaille ensemble depuis plusieurs années. Rien de bien extraordinaire en fait, une crèche collective traditionnelle qui vit au rythme des saisons et des traditions.
La directrice me contacte pour élaborer un plan de formation autour de l’analyse des pratiques professionnelles. L’accueil y est chaleureux. Nous discutons d’un contenu éventuel de stage puis je visite la structure, entourée de la directrice et de son adjointe. Nous rentrons dans la première salle, où les bébés sont installés sur un tapis, deux auxiliaires assises par terre discutent, une troisième, installée dans l’espace de change, interpelle ses collègues en disant très fort « tu l’as fait à quelle heure ? », « je crois qu’il était 15 h » lui répond sur le même ton sa collègue, « Ben dis donc il arrête pas de se faire changer celui-là aujourd’hui ! » reprend l’auxiliaire, tout en caressant les petits pieds du bébé.
Après un timide bonjour, nous passons dans la section des moyens, c’est l’heure du goûter, les plus grands sont installés autour d’une table, la serviette sous l’assiette, pieds et jambes nus. Les plus petits, installés dans des transats, attendent leur tour. L’équipe fait ce qu’elle peut pour satisfaire tout ce petit monde qui commence à s’impatienter. “Allez dépêche-toi !” dit une auxiliaire, “si, si, tu goûtes s’il te plaît !” reprend sa collègue en prenant doucement la main de l’enfant. La directrice me présente rapidement aux professionnelles, puis nous poursuivons notre visite pour terminer dans la section des grands. Le goûter vient de se terminer. Tous les enfants attendent assis autour de la table. Une auxiliaire leur donne un gant de toilette pour se laver le visage.
« Paul tu t’en es mis partout tu es un vrai bébé ! » reprend l’éducatrice de jeunes enfants ; « allez ! On va faire pipi ». Les enfants passent devant nous en file indienne. « Vous pourriez dire bonjour les enfants ! » insiste l’auxiliaire qui les emmène aux toilettes.
Ces paroles dites au-dessus de la tête des enfants, notre présence jamais expliquée aux enfants, certaines pratiques comme les jambes nues et les pieds nus pour manger m’interpellent.
C’est au cours de nombreuses formations sur « la violence institutionnelle » que j’ai davantage pu me représenter ces douces violences. Des professionnels se sont interrogés sur leurs pratiques professionnelles, et ont listé ensemble ce qu’ils considéraient comme étant des « douces violences ». Voici ce qui ressort de ce travail élaboré autour des cinq temps forts de la journée, à savoir : l’accueil, le jeu, le repas, le sommeil et le change.
Douces violences du quotidien
L’accueil (du matin et du soir)
Parler au-dessus de la tête de l’enfant lors des transmissions diverses, sans l’intégrer dans la conversation, alors que l’on parle de lui.
Faire des transmissions essentiellement négatives.
Critiquer ouvertement un parent qui vient de partir, devant son enfant (commentaire sur la ponctualité, les tenues vestimentaires, les habitudes parentales).
Retirer systématiquement le doudou dès que l’enfant arrive.
Parler de l’enfant à la troisième personne, alors que l’enfant est au milieu de la transmission.
Déshabiller systématiquement l’enfant, dès son arrivée (petit sous-vêtement, pieds nus quelles que soient la saison et l’heure de son arrivée).
Accueillir plus ou moins aimablement selon l’affinité que le professionnel a avec le parent.
Rester systématiquement assis lorsque le parent arrive.
Discuter trop longtemps avec certains parents alors que les enfants attendent.
Ne pas dire bonjour, et ne pas sourire.
Recevoir les parents le soir dans une pièce entièrement rangée.
Ne pas dire au revoir, parce que le parent est arrivé en retard.
Ne pas respecter le temps des retrouvailles entre l’enfant et l’adulte qui vient chercher l’enfant.
Le jeu
Forcer l’enfant à faire une activité.
Proposer trop d’activités à la fois.
Presser l’enfant.
Commenter négativement les acquisitions de l’enfant.
Ne pas encourager l’enfant lorsqu’il a des difficultés.
Comparer les enfants entre eux.
Interrompre une activité parce qu’une collègue part en pause, ou pour passer à table.
Proposer un jeu inadapté à l’enfant.
Discuter avec sa collègue pendant que les enfants sont soi-disant en « jeux libres ».
Ne pas laisser un enfant emporter un dessin (parce que ce dessin doit impérativement être dans le « dossier » de l’enfant).
Ne pas laisser le choix à l’enfant.
Culpabiliser l’enfant parce qu’il refuse une activité.
Retirer systématiquement le doudou durant toute l’activité.
Le repas
Forcer l’enfant à manger, à goûter.
Supprimer le dessert si l’enfant ne termine pas ce qu’il a dans son assiette.
Faire du chantage.
Discuter avec sa collègue pendant que l’on donne à manger à l’enfant.
Mettre l’enfant au lit s’il ne veut pas manger.
Mettre la serviette sous l’assiette de l’enfant, le rapprocher de la table, et lui tenir la main, l’empêchant ainsi de bouger.
Mettre l’enfant en sous-vêtements pour manger.
Empêcher l’enfant de dormir parce que c’est l’heure du repas.
Empêcher l’enfant de manger tout seul parce qu’il va se salir.
Critiquer la nourriture devant l’enfant que l’on forcera à terminer.
Mélanger tous les aliments dans l’assiette.
Laver le visage de l’enfant avec un gant d’eau froide, sans le prévenir, par derrière.
Lancer le pain à l’enfant, ou les gants à la fin du repas.
Racler systématiquement la bouche de l’enfant avec la petite cuillère.
Autour du soin
Parler entre adultes durant un change.
Faire des commentaires sur l’hygiène de l’enfant, sur son anatomie, sur ses petits maux.
Sentir la couche des enfants avant de les changer.
Ne pas parler à l’enfant durant un soin.
Prendre un enfant pour le changer sans le prévenir.
Dire à un enfant qu’il est sale, qu’il est gros, qu’il est moche, qu’il pue.
Empêcher l’enfant d’aller aux toilettes.
Laisser longtemps l’enfant sur le pot, jusqu’à ce qu’il y ait quelque chose dedans.
Gronder un enfant qui fait caca, alors que l’on vient juste de le changer.
Parler devant tout le monde d’un souci concernant l’enfant dont on s’occupe.
Le sommeil
Forcer un enfant à dormir.
Ne pas coucher l’enfant lorsqu’il a sommeil.
Réveiller rapidement un enfant qui dort.
Ne pas faire de réveils échelonnés lors des siestes.
Discuter à haute voix dans le dortoir alors que les enfants essaient de s’endormir.
Laisser les enfants dans leur lit lorsqu’ils sont bien réveillés pour attendre que tous les autres enfants soient réveillés.
Au fil de la journée
Appeler les enfants uniquement par des surnoms ne respectant pas leur véritable identité.
Juger.
Dévaloriser.
Parler à l’enfant à la troisième personne (« Sébastien n’est pas gentil, il a encore tout renversé ! »).
Certains comportements de parent inciteraient également le professionnel à juger celui-ci en présence de l’enfant :
- le parent qui arrive systématiquement en retard,
- le parent qui amène son enfant pas changé le matin,
- le parent qui ne semble pas faire confiance aux professionnels.
Enfin, certaines organisations, au cours de la journée seraient porteuses de douces violences. Les changes collectifs imposés, les réveils non échelonnés, le déshabillage systématique à heure fixe, avant de passer à table, pour que les enfants ne se salissent pas à table et soient couchés plus rapidement après le repas...
Dérives non négligeables
Il s’agit donc bien de plusieurs dizaines de dérives rapportées par les professionnels ou directement observées sur le terrain. Un constat alarmant, lorsque l’on sait que certains enfants passent plus de dix heures par jour dans ces institutions.
Il est donc urgent que chaque professionnel fasse le point sur certaines pratiques quotidiennes, et comprennent que chaque moment passé avec un enfant est important, qu’il n’a pas le droit de ne pas mener à terme une relation, que c’est un véritable engagement qu’il doit impérativement tenir, et que l’enfant, telle une « éponge sensorielle », se construit à partir de ce que va lui donner l’adulte.
Mais finalement, en quoi ces situations sont-elles réellement violentes ?
Parmi les exemples donnés, certains parlent d’eux-mêmes : forcer un enfant, sentir les fesses d’un enfant en lui disant « tu pues », maintenir l’enfant couché, sont des situations que beaucoup peuvent se représenter comme étant violentes. Certains gestes en revanche, comme moucher un enfant sans le prévenir, ou lui attacher la serviette autour du cou sans le regarder peuvent ne pas nous interpeller. Manque de respect ou atteinte directe à l’enfant, les conséquences sur le développement de la personnalité sont pourtant bien réelles. L’enfant a besoin de relations stables et respectueuses pour grandir. L’adulte tient un rôle fondamental, c’est avec lui que l’enfant se construit. En ayant confiance en l’adulte, l’enfant grandit en ayant confiance en lui-même. Cohen-Salmon parlait de la construction de son autonomie.
Si nous reprenons chaque situation, il est aisé de comprendre qu’elles portent toutes atteintes à la personne qu’est l’enfant. Répétées, elles s’inscrivent dans le patrimoine affectif de l’enfant. Chaque professionnel est responsable de cette relation à l’enfant. Chacun doit réfléchir sur ses pratiques professionnelles, et connaître ses propres limites. Le terme de « violence » choque souvent, « trop fort » pour certains, « trop accusateur » pour d’autres, il dérange.
Pourtant c’est bien une violence que de ne pas considérer l’enfant, c’est bien une violence que de le mettre en situation d’échec.
Un quotidien à interroger
Pour mieux comprendre comment ces dérives ont pu s’infiltrer dans ces lieux pensés pour l’enfant, il faut dépasser les simples clichés, et analyser ces douces violences dans leur contexte. La crèche, la halte-garderie, le jardin d’enfants sont des institutions organisées autour de l’enfant, où des professionnels travaillent pour accueillir les enfants et leurs parents. C’est donc dans ce contexte dit « institutionnel » que nous allons articuler notre analyse.
Ces douces violences ne sont pas le simple fait de pratiques professionnelles, c’est un phénomène très complexe qui met en jeu l’institution elle-même, la pédagogie, mais également toutes les relations instaurées dans le groupe, entre professionnels, entre enfants, de professionnels à enfants ou de professionnels à parents.
Les structures d’accueil de la petite enfance concernent aujourd’hui près de 80 % des enfants âgés entre deux mois et demi et trois ans. Les équipes de professionnels travaillent depuis de nombreuses années sur l’accueil au quotidien de ces très jeunes enfants. Malgré cela, certaines pratiques professionnelles dérivent et une douce violence est venue parasiter la relation avec l’enfant.
SCHUHL, C. 2005. vivre en crèche : remédier aux douces violences, Lyon, Chroniques sociales, p. 13-20
1 Association Francaise Janusz KORCZAK (AFJK) http://korczak.fr
2 - Comment se crée le lien
La propreté
« Oh, merde ! Tu es en train de me chier dessus… Tu pues… Maintenant, il faut que j’aille te changer le cul ! » L’enfant n’a pas 2 ans, il est brutalement posé à terre et énergiquement tiré vers le lieu de change. Il pleure. Détendu, sur les genoux de son père, il a laissé aller sa tension intestinale. La maturation neurologique pour la perception et la maîtrise sphinctériennes ne trouve son achèvement chez le petit de l’homme qu’aux alentours de 30 mois. Jusqu’à cet âge, l’enfant reste malhabile de son bassin et de ses membres inférieurs. Sa coordination motrice se construit.
Ce père, aimant par ailleurs, ne réalise pas la violence de cette scène pour son enfant. L’incontinence excrémentielle inévitable ne devrait pas être vécue par les adultes comme quelque chose d’abject et de repoussant. Ce n’est ni bien ni mal, c’est une réalité qui ne peut se contrôler avant 3 ans et demi. C’est une étape de vie, un constat qui devrait échapper à tout jugement. « Tu pues… Je dois te changer le cul… »,autant de mots aussi blessants qu’incongrus, comme si l’enfant tout entier n’était devenu qu’une merde à jeter. « Je sens que tu as fait dans ta couche. Viens, je vais la changer, en mettre une propre, tu seras plus à l’aise », préparer la continence, la valoriser en un bien-être auquel l’enfant aura plaisir à accéder.
Avant la loi d’orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989, l’enfant était admissible en maternelle à 3 ans et demi quand il était propre. Depuis cette date, l’école peut accueillir les enfants dès l’âge de 2 ans, la propreté ne pouvant plus être exigée, mais étant seulement « souhaitée ». Cela a pour conséquence de réactiver le « dressage » à la propreté, alors qu’aujourd’hui les spécialistes sont unanimes : on ne doit pas forcer l’apprentissage de la maîtrise sphinctérienne. La connaissance des enfants s’affine de plus en plus et, dans la réalité, leurs étapes ne sont pas plus respectées…
« Touche pas, c’est caca ! » Le mot caca peut remplacer tout et n’importe quoi, en fait tout ce que les parents veulent interdire. Dès l’autonomie gagnée par la marche, le monde pour certains enfants n’est plus un lieu de découvertes multiples, mais un « monde-caca » à fuir. « C’est pour qu’il comprenne qu’il ne doit pas toucher », m’explique une mère. Le monde est réduit au caca-pas caca… et lui aussi ne peut se vivre que dans cette alternative : objet rejeté ou congratulé.
Il est vrai que c’est une période épuisante pour les mères : veiller sans cesse, trouver le mot juste, encourager ou limiter la liberté, savoir « perdre du temps » à court terme pour apprendre le geste approprié, comme : boutonner, lacer, s’essuyer, se laver, porter, ranger, fermer après avoir ouvert, se servir à table, etc. Pour que les actes et les mots soient en accord, il faut prendre le temps. L’enfant va éprouver les limites de ses possibilités, de ses envies et la véracité des paroles tutélaires. Comme nous l’avons déjà vu, c’est à ce stade que l’enfant apprend à se connaître, à apprivoiser ses besoins, à patienter, à demander. Grâce à la parole échangée et donnée, il va prendre corps et entrer dans le temps. C’est par la parole échangée qu’il va sortir du besoin premier « Moi tout seul », « Pour moi tout seul » et « A moi tout de suite ». Il va découvrir les difficultés, les étapes nécessaires, les contraintes, les joies et la satisfaction différées.
Très tôt, l’enfant est sensible à la politesse. Saluer un enfant par son nom, précéder les demandes par un « s’il te plaît », tout cela fait partie de la socialisation. C’est le reconnaître comme une personne à part entière.
Le grand pédiatre Robert Debré vouvoyait les nourrissons en les saluant par leur prénom et leur nom. Françoise Dolto recommandait : « Soyez avec un enfant comme devant une personne de marque, respectueux de lui et de son devenir ».
A ce jeune âge, le désir d’un enfant, c’est d’avoir ou de prendre. Il veut être fort et se trouve souvent impuissant : devant l’échec, il devient coléreux. Avec son corps, il exprime sa tristesse, son attente, sa désillusion, comme durant les premiers mois il exprimait ses besoins vitaux par des cris. Sa parole n’est pas assez développée pour qu’elle puisse exprimer le désir.
Nous devons aider à mettre des mots, à humaniser et dégager l’enfant de la confusion entre besoin et désir : soutenir le désir et ne pas satisfaire tous les besoins.
Les limites
[…]
L’enfant a besoin de structures et de repères. L’interdit ouvre une voie vers le désir. Je parle de l’interdit structurant et non des interdits absurdes ou des non-dits de la vie courante. Les non-dits peuvent venir d’une précaution prise par les parents chez eux, mais que les enfants ne rencontreront pas dans une autre maison. Toutes les prises électriques n’ont pas forcément des caches, tous les médicaments ou produits ménagers dangereux ne sont pas forcément hors de portée des enfants ou mis sous clé. Les portes de voiture ne sont pas toutes verrouillées, etc. Il y a des précautions qui mettent l’enfant en danger en dehors de chez lui par manque de paroles ouvertes au monde.
Cela arrive tous les jours, et sans cesse, qu’un enfant veuille se saisir d’un jouet, d’un goûter, d’un objet qui ne lui appartient pas. Il peut mordre ou taper celui qui lui résiste ou donner des coups de pied à celui qui s’interpose. Comment intervenir ? Il ne peut s’agir de porter un jugement moral. Une attitude tranquille et ferme, compatissante, aidera l’enfant à surmonter sa colère jalouse. La fermeté à laquelle il se heurte va le rassurer et lui servir de support pour se structurer.
Si l’enfant est dans la peur de l’autre, il se ferme. La tranquillité de l’adulte fait tomber cet enfermement. L’intervention doit être placée sous le signe du respect de l’enfant devant ses difficultés. Elle doit témoigner d’une présence à côté de lui, d’une aide, d’un accompagnement. L’enfant n’est plus abandonné à ses pulsions. Cette violence en lui veut tuer la vie, tuer les liens, abolir les différences, nier la parole, supprimer l’autre. Mettre des mots sur ce refus, ne pas céder à la poussée de ses exigences et à cette volonté rageuse est essentiel.
L’enfant vit parfois ses journées comme une succession d’interdits, de contraintes ; il est nécessaire de trouver une manière de canaliser son agressivité, sa vitalité, sa curiosité. Un enfant très physique a besoin de se mesurer à l’espace : courir, grimper, sauter, shooter, lancer, jeter, chaque action a ses contraintes et ses joies, rien ne peut se faire n’importe comment. Il y a toujours une façon de partager ces joies et ces découvertes et de lui ouvrir des possibilités en les cherchant avec lui. « Nous allons trouver un endroit où tu pourras lancer tout ce que tu veux. »
L’enfant pense souvent que l’adulte peut tout et lui rien. Il vit parfois son enfance comme un temps d’impuissance, tellement il est rabroué, rabaissé et rejeté au lieu d’être soutenu. Il arrive fréquemment qu’il ne mesure pas que l’adulte est soumis aux mêmes lois de la vie, comme celle qui interdit de frapper ou d’être frappé.
Combien de parents tapent leur enfant quand il tape, pour lui interdire de taper ! Quelle logique et quel irrespect ! Les mains partent parfois plus vite que la pensée, mais il est toujours possible de s’excuser ! Taper, c’est inscrire la vie dans un rapport de forces et non dans un échange langagier. La loi du plus fort commence là. « Ferme ta gueule », dit l’enfant. « Je t’en donne une », répond la mère. C’est sans fin.
[…]
Nous pourrions décliner toutes les gammes de comportement à l’infini et découvrir pour chacun de nous comment s’est passé cette période nodale. Comment le monde s’est-il ouvert ou fermé ? Dans quelle sécurité ou insécurité avons-nous tissé la relation à l’autre ?
L’enfance maltraitée, carencée à cette période en garde la trace douloureuse. La violence y prend sa source. La trace des mains tendues est aussi source de vie. Une rencontre peut changer l’univers d’un individu. La répétition n’est pas inéluctable, elle est surtout une demande aiguë de trouver une autre réponse. Ce n’est pas de l’angélisme, c’est une réalité humaine. Quand il n’en peu plus de haine, l’homme est aussi prêt à basculer hors de la violence, encore faut-il que le tissu social le permette et qu’il le désire. Pouvons-nous désirer ce que nous ne connaissons pas ? D’où l’importance de créer un accompagnement, des relais qui ouvrent à d’autres dimensions.
Françoise Dolto a écrit : « Si la dignité humaine de l’enfant est respectée en paroles et en actes, l’enfant intégrera parfaitement l’interdiction de tout comportement qui se fait au détriment d’un autre. Il intégrera également l’interdiction de se nuire sciemment à lui-même ou de nuire à un autre. Cette interdiction du vol, du rapt, de l’agression sur des personnes ou sur des objets qui appartiennent à autrui, doit lui être verbalement signifiée. L’enfant comprend et admet parfaitement ces restrictions à ses pulsions quand il voit les adultes se soumettre eux-mêmes à ces règlements, surtout si ces adultes n’usent pas à son égard de leur force physique, le traitant, lui, comme un animal ou une possession dont ils disposent. »
N’oublions pas que grandir veut dire s’assumer seul, apprendre à prendre soin de soi et ensuite des autres. Prendre de l’autonomie, ce n’est pas être abandonné, c’est porter en soi l’autre sécurisant et encourageant. L’enfant a besoin d’être accompagné dans sa prise de liberté pour pouvoir ensuite s’auto-materner6. Cet accompagnement prend du temps, de la patience, de la disponibilité.
Il faut apprendre à se séparer, non pas pour soulager l’adulte tutélaire, mais pour vivre la fierté, la jubilation de s’assumer tout seul. C’est très difficile pour les parents quand eux-mêmes ont vécu cela comme un abandon ou une impossibilité d’ordre phobique. L’enfant a besoin d’être félicité pour ses avancées et consolé de ses échecs. « Il y a quelques jours tu n’y arrivais pas. Voilà, tu as réussi. Bravo. Chaque jour tu apprends, tu réussis de mieux en mieux. »
Dalloz, D. 2003. Où commence la violence ? Pour une prévention chez le tout-petit, Paris, Albin Michel, p. 72 – 80
6 E. Buzyn, Me débrouiller, oui, mais pas tout seul !, Albin Michel, 2001.
3 - La qualité de la garde comme outil de prévention psychologique
Qu’est-ce qu’un accueil de qualité ?
S’il est entendu qu’il n’y a pas de bon ou de mauvais type de garde en soi, sachons qu’il y a des façons de garder des jeunes enfants qui sont mieux adaptées que d’autres. C’est ce que l’on appelle couramment la qualité de l’accueil. La véritable question n’est donc pas de savoir quel type de mode d’accueil sera le meilleur pour l’enfant mais, là encore, ce qu’est un mode d’accueil de qualité. Qu’il s’agisse d’une assistante maternelle agréée, d’une crèche ou d’une solution au domicile des parents, quelques critères semblent contribuer au bon développement psychologique des jeunes enfants confiés pendant que leurs parents travaillent.
Les parents ont-ils le choix ?
Je considère qu’un accueil de qualité est un accueil personnalisé, qui préserve la sécurité affective des enfants, leur vitalité et leur dignité. C’est un mode d’accueil, enfin, où la place des adultes qui entourent l’enfant est clairement située. A mes yeux, un bon mode de garde pour un enfant est le mode de garde qui correspond le mieux à la sensibilité de ses parents – sensibilité évolutive s’ils s’aperçoivent, à l’usage, qu’ils se sont trompés. Ce changement doit être pensé, préparé et parlé avec l’enfant. Encore faudrait-il que les parents aient vraiment le choix, ce qui, compte tenu des carences de l’offre de garde en France, est rarement le cas. Le fait de se sentir obligé de confier leur bébé à une personne ou à une structure qui ne leur convient pas ressemble parfois à un premier traumatisme infligé à la responsabilité parentale. A l’heure où l’on se préoccupe de soutien à la parentalité, c’est un paradoxe.
L’idée de préserver la continuité psychique de l’enfant à travers les changements et les différentes relations est au centre du travail des personnes qui s’occupent des bébés. Ceci requiert de la sensibilité, de la compétence, et du professionnalisme. Partir de l’enfant exige une organisation plus complexe et un engagement professionnel plus grand. La stabilité du personnel, sa formation, son implication, sa capacité à s’engager à long terme dans une relation privilégiée avec l’enfant sont des facteurs structurels de base d’un mode d’accueil de qualité. Une vraie professionnalisation des personnes s’impose. Elus et financeurs chargés d’organiser l’accueil des tout-petits devraient le comprendre. Ces professionnels de l’accueil devront être clairement considérés par eux-mêmes, par les parents, par la société et par l’enfant non pas comme des substituts maternels, mais comme des professionnels qu’il convient de motiver, de former, d’encadrer et de rémunérer de façon adéquate. A défaut d’un véritable engagement de la société sur la qualité des modes d’accueil, c’est l’équilibre psychique de l’enfant et de la mère qui risque de vaciller, et ce sont les professionnels qui viendront à manquer pour s’occuper des enfants.
Ainsi, la séparation quotidienne peut s’avérer constructive si elle a du sens pour les accueillants, si elle est acceptée par les parents et si elle est préparée et progressive pour l’enfant. Il est important que les parents ne se sentent pas arrachés à leur enfant et que, lors de la séparation, ils puissent anticiper les retrouvailles. Comment le bébé appréhende-t-il le monde ? Comment réussit-il à prendre ses appuis psychologiques ? Peut-il retrouver du « papa-maman » dans les personnes et les lieux qui lui sont étrangers ? La période dite d’adaptation de quelques jours est indispensable à l’enfant pour prendre des repères rassurants, nouer des attachements multiples. Un mode d’accueil de qualité ne saurait se concevoir sans cette période d’adaptation prévue et organisée. Néanmoins, il faut aussi être en capacité de répondre à l’urgence. Parmi les critères de qualité, ajoutons la capacité à renoncer ponctuellement à certains principes. La qualité du mode d’accueil tient aussi à sa souplesse et à son adaptabilité aux besoins des parents et des enfants. Toute rigidité en la matière peut mener à des situations absurdes.
La dignité des tout-petits
La dignité des tout-petits passe par leur corps et les mots qui le touchent. Corps et langage ne font qu’un. Le bébé qui ne parle pas absorbe le sens des mots qui lui sont adressés à travers les résonances affectives dont le corps se fait l’écho. Les soins prodigués à son corps transmettent à l’enfant les sentiments de celui ou de celle qui s’occupe de lui. En ces instants de communication vraie, le corps d’un bébé est son espace psychique. Il est à la fois espace et contour de sa personne encore mal définie. Porter atteinte à la dignité des jeunes enfants laisse des traces dans leur inconscient. A un moment ou à un autre de leur évolution, elles peuvent produire des retards de développement, des inhibitions intellectuelles ou motrices, ou provoquer des attitudes de rébellions ou d’agressivité difficiles à comprendre et à juguler.
L’expérience du suivi des enfants dans la vie courante permet d’affirmer que les effets bénéfiques d’un mode d’accueil sur le comportement et la socialisation des enfants peuvent se prolonger sur le long terme. Et ce, dans les cas où l’accueil des enfants est conçu dans un projet global qui inclut l’accueil, l’information, la participation et le soutien des parents ; les services et les personnes chargées de la garde des enfants devenant des acteurs efficaces prévention psychologique et sociale.
L’accueil doit être professionnel
Si l’on se réfère aux travaux de recherche menés depuis trente ans sur ce sujet, le constat est identique : le type de garde pendant les trois premières années de la vie n’a pas, en soi, d’effets négatifs sur le développement intellectuel, physique ou social des enfants. Que les enfants soient gardés par leur mère, en collectivité ou chez une assistante maternelle, ce qui est déterminant pour leur développement n’est ni le lieu ni la personne, mais la qualité de ce lieu et la qualité de la relation entre cette personne et l’enfant ; la garde extra-familiale pouvant même, dans certaines conditions psychologiques ou sociales, avoir des effets plutôt favorables sur le développement et l’équilibre psychologique des enfants. A ce titre, une bonne relation en crèche ou chez l’assistante maternelle est préférable à une présence maternelle agressive ou dépressive. De plus, les qualités stimulantes du lieu et des personnes qui s’occupent des enfants favorisent l’éveil intellectuel et le développement psychomoteur des jeunes enfants quel que soit leur milieu d’origine, mais avec, cependant, une surdétermination du milieu socioculturel des parents.
S’il n’est pas familial, l’accueil doit être professionnel, c’est-à-dire garanti par une formation initiale et permanente. Les personnes qui prennent en charge des jeunes enfants sont mises à rude épreuve au quotidien. Plus l’enfant est jeune, moins ses moyens d’expression et son autonomie sont développés, et plus le travail est difficile et subtil. Plus l’enfant est dépendant, plus la responsabilité des adultes est grande. Sachons-le, la prévention coûte toujours moins cher que la maladie, l’échec et l’exclusion sociale. Les modes d’accueil sont des lieux d’accompagnement, des outils efficaces de dépistage précoce des troubles psychologiques ou physiques des enfants, des lieux à effets thérapeutiques concernant la relation entre parents et enfants. Des informations entre professionnels et entre parents circulent sur la santé, l’éducation et les ressources locales. La socialisation des enfants aide à lutter contre l’isolement des parents. Et tout cet ensemble contribue à faire de la garde de l’enfant un véritable agent du lien familial, social et donc, de prévention psychologique.
Giampino, S, psychanalyste, psychologue petite enfance, 2002. Extrait de « la crèche comme symptôme », Dossier : modes de garde, modes d’accueil : quelles évolutions ?, Paris, Informations sociales, p. 92 – 94
4 - Que faire de cette douce violence ?
L’enfant veut que nous le prenions au sérieux,
il a besoin de notre confiance et de nos conseils,
l’enfant a le droit à la vérité et à ce que les adultes
lui tiennent un langage de franchise et de sincérité.
Janusz Korczak,
Comment aimer un enfant
Robert Laffont
Des pistes à creuser
Nous ne pouvons prétendre aujourd’hui pouvoir supprimer toutes les situations de douces violences, tant le phénomène est complexe. Observées sur le terrain ou analysées en formation, ces dérives sont toujours le résultat d’une combinaison étrange entre conditions de travail, relations entre les personnes, et démarche pédagogique. Il est donc impossible de donner une solution unique. En revanche, les pistes de travail sont très nombreuses. Elles touchent l’institution dans son mode de fonctionnement, le travail en équipe, avec ce qu’il engendre, l’organisation pédagogique et ses projets, mais également le vécu et la position de chaque professionnel, sans oublier la relation à l’enfant. Autant de domaines qu’il est intéressant d’analyser, de discuter avec bon sens et honnêteté. Bien sûr, chaque collectivité a son propre mode de fonctionnement, sa propre histoire, son équipe, ses familles, son quartier. De nombreux paramètres tels que les aspects sociaux ou politiques sont à prendre en considération. Il ne s’agit donc pas d’énumérer des recettes miracles, ni de plaquer d’inconditionnels « il faut que ». Des pistes existent qui devront être prises comme des hypothèses de réflexion et se rattacher aux conditions réelles de chaque institution. Certaines ouvriront des portes à la réflexion, d’autres bousculeront davantage les habitudes. A chacun sa démarche et son désir de faire changer les choses. Nous ne devons pas subitement révolutionner tout un système qui fonctionne plutôt bien. Il s’agit bien plus d’en comprendre les failles pour nous donner les moyens d’y remédier. Peu à peu, réunions après réunions, les pratiques professionnelles pourront évoluer. Ce sera un changement important, qui devra s’accompagner de beaucoup de patience et de tolérance et qui ne pourra se faire qu’avec le temps.
Chaque collectivité, chaque équipe, chaque professionnel, chaque enfant a besoin de temps pour accepter et comprendre les bienfaits d’un changement.
Même si les pistes d’analyse sont très nombreuses, la réflexion se construira peu à peu, et se structurera autour de divers projets. Les potentialités des professionnels de la petite enfance sont extraordinaires, mais encore trop souvent parasitées par les histoires personnelles et autres soucis institutionnels. Il est important aujourd’hui de construire une véritable réflexion d’équipe, en commençant par définir l’équipe. C’est une première piste intéressante car elle permet une approche institutionnelle intéressante et dépourvue de toute culpabilisation pour les professionnels.
Qu’est-ce qu’une équipe ? De quoi se compose-t-elle ? Qui fait quoi, quand, et comment ?
Pratique personnelle et travail d’équipe
A partir des profils de poste, chaque professionnel définit ses tâches, ses fonctions, et prend ainsi connaissance des fonctions de ses collègues et de la complémentarité des professions. Ce travail, à première vue bien loin des douces violences, entraîne toute une réflexion sur la place de chacun vis-à-vis de l’institution, des collègues et des familles accueillies. Il favorise le positionnement et instaure une place officielle à chaque membre de l’équipe. Replacée ensuite dans le contexte de la relation à l’enfant, cette réflexion amène les professionnels à réfléchir sur leur propre rôle. Le débat se tourne vers les compétences et les objectifs de chacun, pour peu à peu autoriser le professionnel à définir le travail en équipe.
Le professionnel prend conscience du besoin d’un soutien mutuel, de la richesse des compétences des autres et construit des projets en collaboration avec l’équipe. Le travail en équipe est défini, tant d’un point de vue matériel (comme les horaires, les roulements, les coupures, les vacances), que d’un point de vue pédagogique, où l’on se partage les taches, sans avoir à prouver quelque chose à l’autre. Il n’y a pas d’esprit de compétition et l’enfant reste toujours au centre des préoccupations.
Le rapport à la hiérarchie, complète également cette démarche. Il est important que l’équipe encadrante joue entièrement son rôle afin que les équipes se sentent soutenues dans leurs projets et leur réflexion.
Ce travail permet de poser un cadre institutionnel réel, sur lequel tout professionnel peut s’appuyer et se sentir reconnu statutairement et individuellement.
Au fil du temps, les réflexions évolueront et la maturité de l’équipe autorisera alors les remises en question. Pour ce faire, il faut du temps, mais aussi des groupes de paroles.
Dans un quotidien professionnel sans histoire chacun devrait pouvoir dire ses difficultés, ses interrogations, ses préférences ou ses réussites. C’est encore souvent entre deux portes que les paroles s’échangent trop vite, trop maladroitement, presque toujours en présence des enfants. Lors de réunions, lorsque chacun peut parler simplement de ce qu’il fait, de ses difficultés, ou de ce qu’il réussit, les pratiques peuvent changer au rythme de la réflexion de l’équipe. Il était important d’amorcer une prise de conscience collective pour que les pratiques professionnelles puissent évoluer.
Ces temps de paroles sont l’oxygène des équipes. Ils permettent de prendre du recul, de se décharger de certaines tensions ou d’être tout simplement ensemble, uniquement entre adultes. Dans une estime mutuelle annoncée au départ, c’est un moment où l’on apprend à ne pas juger, à se défouler si nécessaire, à se poser et à discuter. Ces espaces de paroles sont fondamentaux et très formateurs pour le professionnel qui peut aborder le groupe d’enfants avec davantage de disponibilité. L’honnêteté vis-à-vis de ses collègues et des enfants est également très importante. C’est légitime de reconnaître ses difficultés, c’est respecter l’enfant que de lui dire que Cathy n’est pas là aujourd’hui, et que nous avons moins de temps pour l’aider à manger, ou qu’il faut se changer la couche un petit peu plus rapidement que d’habitude.
Enfin, toujours dans cette optique institutionnelle, le devoir de discrétion est à étudier avec insistance. Il rejoint le travail sur la position professionnelle. Ce devoir ne devrait plus faire défaut et il y a urgence à ce que les professionnels changent leurs habitudes de critiquer ou définir toute personne quelle qu’elle soit, même en connaissance de cause. Trop de douces violences sont dues à ces défauts de discrétion. Trop d’enfants en souffrent vraiment.
Un acte pédagogique au quotidien
La pédagogie va prendre le relais. Chaque manière d’être avec l’enfant est définie comme un acte pédagogique. Les équipes doivent se donner les moyens de s’interroger sur leurs actes, leurs projets. Pour qui sont-ils ? Pourquoi ? Et surtout où est l’intérêt de l’enfant ?
Cette question doit rester au centre de toute décision. Il faut oser remettre en question ce qui se fait depuis longtemps, pour en évaluer l’intérêt pour l’enfant. Chaque moment passé avec l’enfant doit donner du sens à la relation. Encourager un enfant, lui expliquer que l’on n’est pas d’accord avec lui, le féliciter, sont des actions qui reconnaissent l’enfant dans son individualité et qui donnent un sens à la relation instaurée. En d’autres termes, ce n’est pas parler pour parler, mais bien reconnaître l’enfant comme un individu sensible et intelligent.
Plus globalement, l’aménagement de l’espace contribue également à supprimer certaines douces violences dues à l’agressivité des enfants. L’enfant a besoin de faire des découvertes tout seul. Jouer, manipuler, transvaser va lui permettre de connaître des sensations uniques et essentielles pour ses apprentissages. Les jeux mis à sa disposition sont indispensables. L’agencement des pièces, l’occupation de l’espace ont un rôle important pour que l’enfant découvre à son rythme un environnement conçu pour lui.
Un matériel qui évolue donne aux enfants de nouveaux centres d’intérêts. Un environnement adapté aux besoins de la collectivité facilite le calme. Chaque professionnel doit pouvoir se diversifier dans les activités proposées et innover.
L’ambiance qui se dégage d’une pièce où jouent des enfants est un baromètre extraordinaire pour connaître leur bien-être. Maria Montessori a beaucoup travaillé sur l’importance de l’ambiance pour l’équilibre de l’enfant. Elle faisait remarquer que le matériel pédagogique, son organisation mais aussi le professionnel contribuaient largement à l’ambiance générale d’un lieu d’accueil. Plus l’ambiance est calme, sereine, exempte de tensions exprimées ou retenues, plus les enfants se sentent bien. Cette sécurité affective est nécessaire pour que l’enfant trouve ses repères et renforce sa confiance en lui.
Plus précisément encore, il y a l’acte lui-même posé sur l’enfant. Nous nous devons d’évaluer les mots prononcés, les gestes qui les accompagnent, les non-dits ou encore une agressivité retenue. Par habitude, le professionnel aurait peut-être parfois tendance à faire les choses mécaniquement, machinalement. Pouvoir l’exprimer et le comprendre permet de redonner à l’interaction entre l’enfant et l’adulte un sens et surtout de souligner toutes les douces violences qui en découlent.
Dans ces gestes et ces paroles qui stimulent, encouragent, enveloppent, rassurent, il faut pouvoir repérer ceux qui forcent, dévalorisent, brutalisent. Il est intéressant de décortiquer les scènes de la vie quotidienne afin de les repérer car ce sont des douces violences souvent très « incrustées » dans les pratiques professionnelles et difficilement admises.
Renforcer une démarche professionnelle
Au-delà du pédagogique, il y a tout ce qui concerne le professionnel, dans sa manière de fonctionner. Par son histoire personnelle, ses attentes professionnelles et sa vie privée, il lui faudra trouver une position professionnelle équitable, où sa vie privée pourra tenir une place discrète. La tolérance, le respect de l’autre doivent être au centre de sa pratique. Il lui faudra apprendre l’humilité. Travailler auprès de jeunes enfants ne s’improvise pas à partir d’une gentillesse naturelle. C’est un métier qui s’apprend, et qui demande de nombreuses années d’expériences pour en comprendre les enjeux.
Par professionnalisme, il faut accepter de se remettre en question et de ne pas se laisser entraîner vers des a priori infondés. Accepter que nous dérivons et que nous faisons parfois des douces violences est un constat sévère. Il faut l’admettre. Pour nous y aider, nous devons re-situer la relation à l’enfant dans son contexte institutionnel et nous distancer de nos émotions.
En apprenant à nous connaître et à parler de notre pratique professionnelle, nous élaborons une garantie relationnelle vis-à-vis des familles et de l’institution toute entière.
Il faut se rendre compte que bien des mots, des gestes, des attitudes peuvent fragiliser l’enfant.
Ce quotidien passé auprès de lui influence son devenir et la construction de sa personnalité. Nous devons réaliser notre grande responsabilité.
Les familles attendent beaucoup de nous, il faut les entendre tout en sachant rester référent de l’organisation institutionnelle.
L’enfant espère tout de nous, il ne faut pas le décevoir, tout en lui construisant des repères et des limites. Nous devons accepter ses moments d’euphorie, d’excitation, de câlin ou de concentration. A chacun de trouver sa manière de construire sa relation avec l’enfant et avec le groupe d’enfants, tout en sachant que les douces violences peuvent nous dépasser. Elles sont souvent des solutions spontanées à des situations que nous ne maîtrisons pas et il nous faut les éviter. Quand bien même nous nous apercevons que nous dérivons nous devons pouvoir reprendre avec l’enfant. Nous autoriser à lui dire que nous n’aurions pas dû lui exprimer qu’il ne sentait pas bon, ou qu’il a été méchant.
Entendre l’enfant
Acceptons aussi que l’enfant puisse saturer de la collectivité, acceptons-le, et essayons de sortir l’enfant du groupe de manière à le laisser récupérer, calmement. Ecoutons l’enfant agressif, observons-le et surtout ayons confiance en lui. Chaque enfant possède de multiples potentialités, et même s’il ne grandit pas comme nous le souhaitons, acceptons de le voir faire à sa manière et à son rythme.
L’enfant a besoin de respect et de repères. Le parent a besoin de savoir ce que fait son enfant durant son absence. Le professionnel a besoin de valider son travail quotidien auprès des enfants. Ces trois éléments fondamentaux sont à prendre en compte dans toute démarche pédagogique, car ils légitiment la place de chacun. Les activités dirigées, les temps de vie commune sont le cœur des projets pédagogiques mais il ne faudrait pas pour autant en oublier le rêve et la spontanéité.
Les douces violences deviennent un réflexe parce que l’on ne prend plus le temps d’expliquer, de faire, de terminer. L’enfant est sans cesse sollicité. Il a pourtant le droit de dire que c’est difficile d’être toujours en groupe, il a le droit de ne pas participer. La pédagogie doit en tenir compte et permettre de moduler cette notion « d’être ensemble ».
Respecter l’histoire de l’enfant
L’enfant possède un prénom qui lui a été donné par ses parents. Il fait partie de son identité. Le professionnel se doit de le respecter, même si les parents surnomment leur enfant. L’histoire de chaque enfant s’inscrit dans un processus compliqué que nous devons accepter. Il est important que des passerelles se créent au fil du temps entre les professionnels et les parents. Elles serviront de points d’appui à l’enfant et lui permettront de grandir en toute confiance. Et même si ces passerelles ne peuvent se créer, l’enfant a le droit d’avoir sa place au sein de la collectivité.
Enfin, il n’y a pas d’enfant méchant, il n’y a pas d’enfant paresseux, il y a des personnes en devenir qui découvrent le monde avec leur propre sensibilité et leur propre histoire, à nous de leur apprendre à être fiers d’eux… même si, pour l’enfant et le professionnel, les chemins peuvent être parfois périlleux. Qu’il s’agisse de l’institution à définir, de pédagogie, d’histoires personnelles, ces pistes de travail restent non exhaustives. A chaque équipe de trouver sa propre démarche et d’y ajouter d’autres éléments de réflexion. Le temps, de son côté, tel un précieux « digestif » permettra aux pratiques professionnelles d’évoluer lentement.
SCHUHL, C. 2005. vivre en crèche : remédier aux douces violences, Lyon, Chroniques sociales, p. 55 - 60
Bibliographie
DALLOZ, D. 2003. Où commence la violence ? Pour une prévention chez le tout-petit, Paris, Albin Michel, p. 72 - 80.
SCHUHL, C. 2005. Vivre en crèche : remédier aux douces violences, Lyon, Chroniques Sociales, p. 13 - 20 ; 55 - 60.
GIAMPINO, S. 2002, « La crèche comme symptôme », Informations sociales, N° 103, p. 92-94.