• Education partagée ou coéducation

    Pierre Moisset – Petit 1 Lille – 13 octobre 2010

    Education partagée ou coéducation

    Le thème de cette rencontre petit 1 est « tous acteurs ». C'est pourquoi je me propose de vous parler aujourd'hui de coéducation, ou plutôt de débattre autour de la question de la coéducation appliquée à l'accueil des jeunes enfants. Avec la coéducation, parents et professionnels sont sensés être acteurs – chacun depuis leur place propre – dans l'éducation d'un enfant qui, du fait de son accueil, connaît plusieurs scènes éducatives et se trouve donc – théoriquement – en situation de coéducation.           
    La coéducation est un terme, une notion en vogue aujourd'hui tant dans l'accueil de la petite enfance que dans d'autres politiques publiques comme la protection de l'enfance ainsi que dans des réflexions plus générales sur la parentalité et certaines fragilités parentales. Ce terme et cette attention refléterait notamment l'accent nouveau mis sur la nécessaire richesse relationnelle dans l'éducation des enfants. Comme le note Marine Boisson[1] « La fille-mère, stigmatisée hier du fait de son écart par rapport à la norme familiale traditionnelle (la famille conjugale), se retrouve, en tant que “parent isolé”, de nouveau à distance de la norme familiale, nouvellement conçue comme une “co-éducation” avec la mise à disposition de l’enfant de soutiens multiples (maintien des liens avec l’autre parent et avec la famille élargie, établissement avec un nouveau conjoint, négociation d’une co-éducation avec des professionnels, etc.) ». Ainsi, d'après le même auteur « La valorisation des “nouvelles parentalités” semble traduire un impératif social d’abondance relative des ressources relationnelles, la pauvreté relationnelle apparaissant désormais comme un des principaux écarts par rapport à la norme éducative dominante. » (Ibid)

    Parallèlement à cette sensibilité aux ressources relationnelles nécessaires à l'éducation d'un enfant, l'importance du thème de la coéducation renvoie à la volonté de placer les parents et citoyens – usagers de service de la petite enfance ou d'autres services publics – dans une position active, participative, correspondant à une évolution de la démocratisation des relations. Il s'agit de faire avec les parents, de coéduquer avec eux afin de ne pas les laisser dans une position passive ou extérieure à la structure d'accueil. De fait, la notion de coéducation porte avec elle l'idée d'une participation égale, ou du moins sans relation de hiérarchie, des parents et des professionnels à l'éducation d'un enfant et ce depuis des places différenciées « En matière éducative, chaque adulte doit connaître sa place et la conserver. D’où l’impérieuse nécessité de définir les rôles des uns et des autres. Jusqu’où partage-t-on l’éducation de l’enfant ? Sur quoi porte le partage ? Il est important que chacun comprenne sa spécificité et celle de l’autre. Autant de questions qui s’inscrivent dans la démarche de co-éducation. »[2]

    Ces notions de partage de l'éducation, d'élaboration de places différenciées permettent d'échapper apparemment à tout ce que la thématique du soutien à la parentalité charrie : des parents en difficultés, ou démissionnaires qui auraient besoin d'être accompagnés, soutenus. On passe d'une charge et d'une responsabilité supplémentaire pour les professionnels de la petite enfance (soutenir les parents, savoir lire leurs besoins et demandes), à une perspective plutôt positive : coéduquer avec eux. La notion de coéducation supposant une place et des compétences parentales que le soutien ou l'accompagnement à la parentalité suppose moins consistantes, plus soumises à des difficultés.

    Pour autant, une fois que l'on a remarqué cette nécessité pour la coéducation que chacun identifie clairement sa place par rapport à l'enfant, les problèmes commencent. En effet, une phrase fétiche ressort lorsque l'on évoque la coéducation « Il faut tout un village pour élever un enfant ». Si elle souligne la nécessité d'une communauté éducative et l'importance des ressources relationnelles, cette phrase fait justement référence – en terme d'image – à une communauté villageoise que l'on peut supposer relativement indifférenciée, une communauté d'adultes face à une communauté d'enfants. Or, il n'en est pas de même dans nos sociétés différenciées et individualistes, et il en est encore moins de même dans l'accueil de la petite enfance où se retrouvent face à face des parents et des professionnels, des personnes donc qui sont loin de constituer de manière évidente un « village ». Comment se définit la place des parents et des professionnels autour de l'accueil d'un jeune enfant dans la perspective d'une coéducation? Jusqu'où va le rôle des uns et des autres? En quoi est-il possible de s'articuler autour de cet accueil du jeune enfant? Il me semble que, pour répondre correctement à ces questions pour ce qui concerne le champ particulier de l'accueil de la petite enfance il faut justement prendre en compte le cadre particulier que constitue l'accueil d'un jeune enfant. Plus précisément, il faut prendre en compte que l'enjeu de la coéducation va alors se poser entre des parents qui recourent à un service d'accueil de leur jeune enfant et des professionnels de l'accueil des jeunes enfants. On verra que derrière leur apparente évidence, ces expressions renferment nombre d'enjeux.

    En effet, une des principales lacunes à mes yeux, dans la perspective qu'a ouvert la notion de travail avec les demandes des parents, et en écho celle de coéducation vient du fait qu'elle ne précise pas en fonction de quels critères, au nom de quelle spécificité, les professionnels de l'accueil de la petite enfance peuvent s'articuler avec les demandes des parents? En fonction de quels critères peuvent-ils coéduquer. En l'absence de tels critères, on peut avoir l'impression que les professionnels, s'ils ne veulent pas rester dans leur ancienne position d'experts et de « professionnels » ne peuvent que suivre les demandes des parents. Qu'ils n'ont rien à leur opposer, en tout cas rien de légitime. D'où, selon moi, un malaise et le possible retrait de certains professionnels sur l'intérêt et les besoins de l'enfant utilisés comme critère ultime de positionnement professionnel. D'où également l'affirmation de deux figures repoussoirs des parents liées à cette mise en avant de leurs demandes : le parent consommateur (celui qui veut et demande en perdant de vue le fait que l'accueil de son enfant n'est pas tout à fait un produit) et le parent démissionnaire (celui qui ne demande rien ou bien si peu qu'on a l'impression qu'il se moque et de son enfant et de son accueil)

    Aussi, je vous propose dans cette communication d'explorer non pas des modalités concrètes de coéducation dans le domaine de l'accueil de la petite enfance mais plutôt – à travers différents exemples – les conditions nécessaires à cette coéducation.  
    Une dernière remarque avant de rentrer dans le vif du sujet, au niveau des textes encadrant l'accueil de la petite enfance – que ce soit les décrets ou les livrets d'accompagnement au projet éducatif et au projet social des structures -on ne trouve pas le terme de coéducation, mais plutôt celui de places, de participation et d'accueil des familles, d'implication des parents. Pourquoi alors parler de coéducation alors que les professionnels de la petite enfance ont déjà bien assez à faire avec le décret du 7 juin 2010 remettant en question la qualité de leurs missions et leur professionnalité? Comme je vous l'indiquais plus haut, il me semble intéressant de parler de coéducation déjà parce que cette notion traduit aussi toute une sensibilité sociale à l'ouverture des institutions d'éducation envers les parents (évolution qu'il s'agit d'encourager), mais également parce qu'elle permet de s'interroger sur ce qui constitue la consistance propre des espaces d'accueils, sur ce qui constitue votre professionnalité. Aussi, ce thème de débat me semble aussi utile dans une perspective de résistance et de proposition à l'encontre d'une politique petite enfance revue à l'aune d'une perspective gestionnaire. Elle permet justement de faire voir, de souligner tout ce que la mise à mal des taux d'encadrement, les débordements de taux d'occupation remettent en question à rebours d'une évolution profondément démocratique.

    Coéduquer dans le cadre de l'accueil de la petite enfance

    Coéduquer contre les parents

    On pourrait déduire de l'idée de coéducation qu'il faut pour les professionnels être toujours en accord voire en harmonie avec les parents. Qu'il faudrait pouvoir se mettre d'accord le plus rapidement possible.   
    Aussi, la coéducation est-elle compatible avec le fait que les professionnels refusent certaines demandes des parents? Voyons cela avec le témoignage d'une assistante maternelle – Isabelle Fabre.[3] Cette assistante accueille une petite fille qui a de sérieux problèmes d'alimentation. L'accueil se passe bien hormis le fait que la fillette n'a pas grand appétit ce qui finit par devenir de plus en plus présents dans les demandes de la mère :

    Au sujet des repas, la maman a choisi de les préparer, elle connaît ses goûts, ses habitudes. Que ce soit chez ses parents ou chez moi, Alix a un petit appétit, elle  ne réclame jamais ses repas. Elle n’est pas enthousiaste devant son assiette, et n’est pas curieuse et envieuse de l’assiette des autres enfants. La maman est soucieuse des repères alimentaires, afin de se rassurer, elle me questionne sur les quantités de nourriture prises par son enfant. Les questions fusent, Alix a t’elle mangé des légumes, de la viande, des laitages ? Cela devient une véritable obsession pour la maman.

    Au fil des mois, la situation empire, les demandes et les inquiétudes de la mère deviennent de plus en plus présentes :

    Les jours passent et après plusieurs mois, je vis très mal le questionnement quotidien de la maman. Je me surprends même à envisager de répondre positivement à ses questions. Mais cela ne reflèterait pas la réalité. Plus les repas sont « négatifs », plus la maman est inquiète. Les conflits journaliers autour de la prise de nourriture me pèsent de plus en plus, et je ne peux plus gérer les angoisses d’Alix.

    On voit que cette assistante maternelle se sent envahie dans son accueil et dans sa relation à cette petite fille par les demandes de la mère, aussi elle demande conseil autour d'elle pour trouver la bonne attitude (PMI, psychologue, collègues)

    Suite aux innombrables questions que je me pose depuis des semaines, je me fixe la règle à suivre. Le fait de renseigner la maman sur la nourriture engendre un malaise constant et je décide de concentrer l’information journalière, information donnée à la maman en soirée, sur les différents éléments de la journée en faisant abstraction de tout ce qui à un lien avec la nourriture.

    Cependant, j’ai l’obligation d'informer au préalable la maman d’Alix de cette décision.  Je me suis préparée à cet entretien, pour le bien d’Alix, il est indispensable de le faire.

    A la surprise de cette assistante, la mère accepte bien cette décision. Elles conviennent ensemble d'une attitude commune autour des repas et il s'ensuit des effets plutôt positifs :

    Les jours suivant notre conversation, je n’ai pas remarqué de changement relationnel entre nous. Bien au contraire, j’ai trouvé une maman soulagée de ne plus gérer seule le problème alimentaire de sa fille et de pouvoir enfin se détacher d’une inquiétude obsessionnelle. Au fil du temps, nos relations et nos partages se sont concentrés sur d’autres points forts de la journée. Il n’y a plus eu de focalisation sur un point en particulier.

    Ce changement d’habitude a permis à Alix de vivre autrement ses repas, qu’on lui fasse confiance sur ses besoins alimentaires, de "sortir" des angoisses parentales. En effet, l’enjeu affectif entre la maman et sa petite fille était trop fort.

    On voit bien dans ce dernier extrait, que face à cette question de l'obsession de la mère au sujet de l'alimentation de la jeune fille, il s'agissait pour cette assistante maternelle de « protéger » son espace d'accueil. D'éviter que l'angoisse de la fillette face aux repas se « transmette » également chez elle et qu'elle finisse par reconduire « l'enjeu affectif » existant entre cette mère et cette fillette. Et c'est au nom de la protection de cet espace d'accueil qu'elle a interpelé la mère, parce qu'elle voulait éviter que sa propre relation à l'enfant devienne une « annexe » de la relation de cette mère à cette fillette, qu'elle en reproduise les tensions. Cette assistante ne s'est donc pas prévalue de sa professionnalité, ou d'une expertise sur les problèmes d'alimentation de l'enfant, elle a invoqué le fait que – dans le cadre de la circulation de cette enfant entre deux espaces de vie – elle souhaitait que son espace soit préservée d'une tension particulière.

    A-t-on à faire à un exemple de co-éducation? Non, si on considère que l'assistante maternelle et la mère s'oppose à un moment sur la question des repas de la fillette et le fait que l'assistante décide – après en avoir informé la mère – d'arrêter de lui parler des repas. L'idée de « co »éducation est mise à mal par cette séparation, cette opposition à un moment. Par contre, le dénouement de l'histoire le fait que la mère accepte le comportement de l'assistante maternelle et que cela aboutisse à un mieux être de la fillette chez son assistante maternelle, renoue avec l'idée de coéducation puisque et l'assistante et la mère convienne que cette décision a été finalement bénéfique. 
    Cet exemple sensibilise à deux éléments très importants à garder à l'esprit concernant la coéducation :  celle-ci ne signifie pas un accord, ou une mise en accord constante entre parents et professionnels. Elle peut et probablement elle générera des divergences, puisque cette coéducation suppose qu'existe plusieurs scènes éducatives sur lesquelles l'enfant a des comportements différents, sur lesquelles il joue des choses différentes. Mais, point important, il me semble que ces divergences, du côté des professionnels, ne pourront plus se justifier par un savoir professionnel que les parents ne seraient pas sensés avoir, mais par la nécessité de préserver ce qui se joue sur leur scène éducative, on y reviendra avec notre troisième exemple.

    Coéduquer sans les parents

    Autre question redoutable que pose aux professionnels la notion de coéducation : comment coéduquer avec des parents qui ne disposent pas des pratiques, savoir faire et savoir être pour se sentir parents? C'est-à-dire des parents qui instaurent, de par leur situation, une asymétrie du rapport parents-professionnels. Une asymétrie qui ne semble pas permettre un travail avec ces parents une coéducation, mais plutôt un travail « sur » au nom du savoir que les professionnels ont et que ces parents demandent. Une responsable de halte-garderie[4] aborde cette question avec le cas d'une jeune mère ne disposant pas des connaissances culinaires de base pour faire des repas suffisants pour sa fille. 

    Lilou a douze mois quand elle arrive à la crèche, c'est une petite fille menue de petit gabarit, sa maman est jeune (21 ans) elle vit seule avec elle, c'est un premier enfant. Lilou vient trois après midi par semaine.

    Dès son arrivée sa maman nous explique qu'elle nous a mis un biberon de lait qu'elle risque de réclamer très vite car elle n'a rien mangé à midi. En effet très vite Lilou hurle et nous comprenons qu'elle a faim.

    A travers le décalage entre le discours de cette mère disant que sa fille n'a rien mangé avec elle et l'appétit de la fillette dans la structure, la responsable découvre bientôt que cette jeune mère ne sait pas quels repas préparer à son enfant :

    Au prochain accueil de Lilou je demande à sa maman si elle a du temps à m'accorder pour que nous discutions des repas de sa fille. La maman de Lilou saisie vite mon offre puisque nous discutons immédiatement et à travers son discours je découvre que cette maman est « perdue » qu'elle n'a pas de modèle auquel se référer pour élever sa petite fille et qu'elle ne sait pas vraiment comment faire. Je ne veux pas lui donner des conseils je ne veux pas être celle qui sait face à celle qui ne sait pas par conséquent je lui donne des revues que nous « collectionnons » à la crèche sur la diversification alimentaire et les besoins des enfants mais aussi un document ou il y a des menus types. Elle est ravie et nous en restons là.

    Cette jeune mère demande donc des conseils que l'équipe lui donne sous différentes formes.  Premièrement, via des supports (revues et menus types) qui évitent l'instauration d'une relation asymétrique professionnel-parent. Mais aussi, à l'inverse, en personnalisant le conseil pour qu'il ne semble pas émaner que d'une professionnelle.

    Quand elle revient à 16h30 elle me demande si je connais la semoule fine car on en parle dans les menus pour le repas du soir ; je lui explique, je lui dit aussi comment je l'agrémentais pour mes enfants.

    Aussi, même si, du fait de la situation de cette jeune mère, la responsable se retrouve obligée de travailler « sur » elle, sur sa demande, elle le fait en évitant de se confondre avec une position purement professionnelle. Ce afin de rester aussi « avec » cette jeune mère, au nom d'une commune confrontation à la maternité.    
    Dans ce deuxième exemple, la coéducation parait impossible du fait qu'il manque un des partenaires (le parent). De fait, sur la question de la nourriture (qui ne résume pas toute la question de l'éducation) la mère est en position d'élève face aux professionnels. Par contre, il me semble que la façon de faire de l'équipe permet une possible coéducation parce que même si elle transmet des contenus à la mère, elle le fait de telle façon à ce qu'elle ne sente pas élève face à des professionnels, donc comme quelqu'un qui saura toujours un petit peu moins bien qu'eux. Mais comme un partenaire que l'on réintroduit dans la ronde ou dans la danse par une manière de dire et de faire qui là encore ne se présente pas comme principalement professionnelle mais animée par un souci commun de l'enfant.

     

    Coéduquer avec et malgré les parents

    Comment mettre en place une coéducation avec des parents qui ne veulent pas travailler avec les professionnels? En effet, des parents peuvent recourir à un accueil de leur enfant sans vouloir se coordonner ni se mettre spécialement d'accord avec les professionnels. Comment alors permettre une coéducation? Et surtout au nom de quoi interpeller les parents pour qu'ils se « mettent en réseau » avec les professionnels. Nous retrouvons la halte-garderie de notre exemple précédent. La responsable nous livre là un exemple[5] où elle estime avoir travaillé à tort sans une mère. J'interprète cet épisode autrement. Faisons en d'abord le récit :

    Il s'agit du cas d'un petit garçon de deux ans et demi qui a une grande soeur et dont la mère est enceinte d'un troisième enfant.

    Paul vient 2 fois par semaine dans la structure c'est  un enfant réservé (il parle peu, sourit timidement, joue souvent seul), il aime les jeux calmes (encastrement, dessin, livres, peinture...), à la maison il n'a pas accès à la télévision, il est habillé de façon classique....

    Si je pose ce contexte de vie c'est pour dire que cette famille a choisi son mode éducatif et elle en parle très bien. La maman de Paul est peu causante quand elle vient elle nous dit bonjour mais prend par contre le temps de dire au revoir à son fils de façon posée et sereine. Quand elle revient le chercher elle ne pose aucune question elle semble se contenter de récupérer son fils et s'adresse d'ailleurs à lui plutôt qu'à nous.

    L'équipe constate au fil des mois que Paul devient de plus en plus renfermé et moins serein dans son rapport à la halte-garderie :

    L'équipe se dit que la grossesse de sa mère doit le « perturber » et c'est normal « peuchère »il va changer de rang dans la famille; la place du milieu c'est la moins facile etc ....alors l'équipe essaie de « compatir » avec l'enfant.

    J'essaie d'en parler avec la maman qui ne semble pas avoir envie d'aborder la question alors pendant des semaines je lui parle de tout autre chose, d'elle de sa grossesse de la grande qui est à l'école de mes propres enfants j'essaie d'entrer en relation et de créer le lien qui va me permettre ensuite de lui parler de Paul.

    Au bout de ces différentes approches, cette responsable parvient enfin à parler avec cette mère du comportement de son fils :

    Quand je sens que le dialogue est établi j'en profite pour lui dire que je trouve que Paul à changé de comportement à la crèche et que je pense que c'est peut-être lié à sa grossesse. Elle me répond : « oui mais c'est comme ça il faut qu'il  fasse avec et tout ira bien parce-que je l'aime »

    Ce jour là je me suis pris « une gifle » et d'un coup j'ai vu la situation autrement, d'un coup cette maman en m'offrant sa vision de la situation m'a permis de comprendre que nous faisions fausse route avec cet enfant, qu'évidemment l'arrivée d'un bébé pouvait se voir sous un autre angle tout dépendait de comment on voulait regarder ! J'ai transmis à l'équipe cette phrase et ensemble nous avons discuté de notre vision des choses pour nous rendre compte qu'il fallait regarder autrement et que si nous arrivions à le faire, nous serions aidantes pour l'enfant et non compatissantes !

    Pour cette professionnelle, la mère, en livrant sa vision, a dédramatisé la situation. Elle a montré qu'elle prenait acte et qu'elle comprenait le changement de son fils mais qu'elle était prête à y faire face, à l'accompagner parce que : elle l'aime. Aussi, cette responsable en tire une rude leçon :

    Nous avons décidé donc de changer de tactique d'être positives avec cet enfant de le bousculer un peu , de jouer avec lui de rire de parler du petit frère qui allait arriver  et Paul s'est ouvert petit à petit et s'est remis à jouer. Si cette maman et moi n'avions pas mis en commun notre pensée sur son enfant , l'équipe de la crèche aurait continué à faire fausse route et n'aurait pas joué son rôle de professionnelle pour cet enfant.

    Alors si les parents eux n'ont pas besoin de nous nous nous avons besoin d'eux et nous ne pouvons pas faire l'impasse de se dialogue avec eux au nom du bien être de leur enfant, c'est notre devoir me semble t-il !

    Mais on peut aussi reprendre cet exemple dans un autre sens. C'est-à-dire pour signaler que la coéducation demande aussi un effort aux parents, une participation de leur part. En effet, cette mère a tendance à travailler sans les professionnels., à se maintenir seule en position d'éducatrice bien que son fils aille en halte-garderie. Or le mal-être de son enfant s'exprimait dans l'établissement, et à ce titre il concernait les professionnels et les impliquait. Même si cette mère souhaite faire sans les professionnels et est parfaitement au clair dans son rapport à son enfant, son absence de communication a mis à mal l'équipe en ce sens où elle ne lui a pas permis de recueillir rapidement sa vision et son rapport à son enfant. Aussi, alors que la responsable n'a pu recueillir la vision de cette mère qu'à l'issue de tout un travail relationnel et d'établissement de confiance, elle aurait aussi pu faire remarquer à cette mère qu'elle ne peut se passer d'une coordination minimale avec les professionnels parce qu'elle est impliquée avec eux  dans une même coéducation. Il nous semble que les professionnels peuvent interpeller les parents qui ne souhaitent pas travailler avec eux au nom de cette commune implication dans une coéducation de leur enfant[6]. Et cette interpellation, encore une fois, ne se fait pas essentiellement depuis une position de professionnel mais depuis la position de personnes qui prennent soin et ont aussi à charge l'enfant et doivent donc se coordonner avec les parents.

    L'espace de délégation, un espace co-construit

    A travers ces trois exemples, nous avons décidé d'explorer la coéducation par ses marges, là où elle est problématique, remise en question. Qu'est ce que cela nous permet d'observer? Par rapport à cette image du village et cette idée d'un réseau de figures d'éducation autour des enfants, il me semble que ces exemples soulignent le fait que la définition des rôles ne se fait pas tant par un partage entre parents et professionnels, mais par la mise en réseau des différentes scènes éducatives autour d'un enfant. Bien sûr parents et professionnels n'ont pas la même place autour de l'enfant. Mais leur mise en accord, ou en tout cas leur travail ensemble passe beaucoup par le fait que chacun puisse d'une part affirmer la consistance, la nécessité de préserver sa propre scène, et puisse faire référence aux autres scènes éducatives, puisse les prendre en compte. Et cela ne se fait pas principalement depuis des positions statutaires : parents, professionnels.... Mais depuis une place dans un réseau, une place spécialisée en fonction du statut (parent, professionnel) mais d'abord une place. Ainsi, dans le premier exemple, l'assistante maternelle parle moins en tant que professionnelle qu'en tant que « carer », soignante d'un enfant qu'elle veut préserver sur sa scène d'un enjeu avec sa mère. Dans le deuxième exemple, les professionnelles aident la mère en tant que personnes également concernées par son enfant, expérimentées auprès des enfants et enfin, dans le dernier exemple, les professionnels auraient pu interpellé cette mère en tant qu'elle est mère d'un enfant accueilli.

    En effet, il me semble que la coéducation nécessite un double décalage pour devenir plus qu'un voeu pieu. Elle demande que les professionnels ne soit pas que des professionnels mais des « professionnels de l'accueil des jeunes enfants », dont la maîtrise et la responsabilité s'exerce dans ce contexte spécifique d'un accueil. Et elle demande que les parents ne soient pas que des parents, mais des parents d'enfants accueillis, qui doivent donc à ce titre se coordonner et faire avec l'équipe ou les professionnels qui accueillent leur enfant et non pas camper sur leur position singulière de parent particulier. Ce qui nous amène à la notion d'espace de circulation de l'enfant. Cet espace est justement ce qui est rendu possible par ce double décalage, il est constitué par la circulation de l'enfant entre plusieurs scènes éducatives qui, au-delà de leurs différences de positions et de statuts, se réfèrent les unes aux autres parce qu'elles sont concernées par un même enfant. Autrement dit, ce n'est pas parce qu'il y a accueil de l'enfant qu'il y a espace de circulation à mon sens ou coéducation. Cet espace s'instaure quand ces différentes scènes se réfèrent les unes aux autres. Ce que le curriculum écossais de la petite enfance désigne très bien en indiquant « L'expertise et l'expérience tant des parents que des éducateurs de la prime enfance ont plus de valeur quand elles sont partagées. »

     

    Pour conclure, en quoi ce détour par la coéducation et l'espace de circulation de l'enfant permet d'interroger la politique actuelle de la petite enfance. Parce que, même si la coéducation demande à ce que les professionnels se décalent de leur position initiale, elle nécessite aussi qu'ils soient professionnels, qu'ils puissent être professionnels, de même qu'elle demande à ce que les parents soient des parents d'enfants « circulants » et qu'ils aient donc le temps de se coordonner avec les accueillants de leur enfant. Aussi, l'idée de coéducation demande que l'on reconnaisse la spécificité des pratiques, des regards et des liens que les professionnels de l'accueil nouent aux jeunes enfants. Elle demande donc à ce qu'ils soient reconnus comme des professionnels de l'accueil, des professionnels que l'on ne peut donc pas surchargés sans réfléchir, que l'on ne peut pas faire exercer dans n'importe quel cadre, qui ont une certaine formation. La coéducation demande aussi à ce que les parents ne soient plus placés en position de responsables tout puissant de leurs enfants, mais comme des parents d'enfants « circulants » encore une fois, qui doivent avoir le temps, les moyens (supports de communication, lieux spécifiques au sein des lieux d'accueil), ce qui suppose – pour élargir le débat – des conditions de travail moins tendues, des horaires moins décalées, moins irrégulières, une réflexion élargie sur les temps de vie....

     



    [1]               Boisson Marine, 2008, Petit lexique contemporain de la parentalité. Réflexions sur les termes relatifs à la famille et leurs usages sociaux, Informations sociales n°149, pp.8-15

    [2]              Cécile Ensellem « La responsabilité parentale : une question politique ? », in Que veut dire être parent aujourd'hui ?, érès, 2008, p. 139-150.

    [3]              Témoignage issu de son article « A propos de la coéducation : un exemple chez une assistante maternelle. », Pour un accueil de qualité de la petite enfance : quel curriculum?,. Sylvie Rayna, Catherine Bouve, Pierre Moisset (dir), Editions Erès, Toulouse, 2009.

    [4]              Lucile Rouillé dans son article « Travailler avec sur et sans les parents », , Pour un accueil de qualité de la petite enfance : quel curriculum?,. Sylvie Rayna, Catherine Bouve, Pierre Moisset (dir), Editions Erès, Toulouse, 2009.

    [5]              Dans le même article que celui cité précédemment.

    [6]              Interpellation au nom d'un espace de délégation partagée qui n'a rien à voir à nos yeux avec l'interpellation des parents au nom du bien-être de l'enfant ou des besoins de l'enfant dont les professionnels se placeraient en interprètes légitimes et privilégiés.


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