• Des pulsions du jeune enfant aux pratiques quotidiennes en crèche : l’implication éducative de l’adulte, parents et professionnels

    Des pulsions du jeune enfant aux pratiques quotidiennes en crèche : l’implication éducative de l’adulte, parents et professionnels 

                Marie-Paule Thollon-Behar, Psychologue, docteure en psychologie du développement        

    La petite enfance est le moment où l’enfant commence à passer du principe de plaisir au principe de réalité, ce qui va lui permettre de se socialiser, c'est-à-dire de faire partie d’un groupe en en respectant les règles. Ce processus de socialisation peut se mettre en œuvre grâce à l’éducation qui est apportée. Or, nous allons voir qu’il est difficile d’éduquer aujourd’hui pour différentes raisons. L’une d’entre elle est que nous vivons dans une société de consommation qui privilégie la satisfaction immédiate des désirs, c'est-à-dire le principe de plaisir : « faites vous plaisir tout de suite, vous paierez plus tard ».

    Je m’appuie dans cette présentation sur la psychologie du développement, qui est centrée sur ce qui est observable, c'est-à-dire ce qui est visible. Je pars également de ma pratique de psychologue, exerçant auprès de professionnels de la petite enfance et de l’enfance.

    La question articulant les pulsions et les pratiques quotidiennes en crèche, interroge la relation entre les parents et les professionnels autour de l’éducation. En effet, les parents sont maintenant et à juste titre, pris en compte par les professionnels, ce qui n’a pas toujours été le cas. Il faut donc travailler à une complémentarité entre parents et professionnels dans les places et les rôles de chacun, pour aider chaque enfant accueilli à grandir.

    J’ai choisi un fil rouge dans cette présentation en évoquant trois petites histoires tirées de séances d’analyse de la pratique :

    - La maman de Célia, 1 an tout juste, annonce un matin que Célia n’a plus de sucette. La sieste se passe très mal, Célia ne parvient pas à s’endormir, elle est grognon dans la journée… les jours passent et le comportement de Célia ne s’améliore pas.

    - La maman de Nina, 2 ans et demi,  ne supporte pas qu’elle se salisse, elle demande à ce que Nina ne joue pas dans le sable. La directrice, un jour, un peu contrariée,  lui demande : vous préférez qu’elle soit propre et qu’elle s’ennuie, ou qu’elle se salisse et qu’elle s’amuse ? La maman de Nina répond : «  qu’elle soit propre et qu’elle s’ennuie ».

    - Sofian, un petit garçon de 3ans adore se déguiser avec une robe à fleurs et à volants et des chaussures à talon orange. Le papa de Sofian ne supporte pas de retrouver son fils déguisé ainsi. Il demande aux professionnels d’interdire à son fils de mettre ces vêtements là.

    Que se passe t-il du point de vue de l’enfant ? 

             L’enfant doit apprendre à contenir ses pulsions pour se socialiser. Cette contenance va passer par la compréhension des limites. Pour cela, il doit faire le lien entre l’action qu’il effectue et l’effet que cela produit sur l’adulte. Il s’agit d’une compétence socio-cognitive, la causalité interpersonnelle qui se manifeste vers l’âge de 8- 9 mois.

             Pour que ce lien s’établisse, l’adulte doit réagir d’une façon cohérente, toujours plus ou moins de la même façon, sinon le lien ne pourra s’effectuer. De la même façon, il faudrait que tous les adultes réagissent entre eux, de la même façon, vis-à-vis de ce qu’il fait.

             Petit à petit, l’enfant va intérioriser progressivement ces limites, et vers l’âge de 6 ans, cette intériorisation permettra la construction des valeurs : le bien, le mal, la justice, l’amitié, le mensonge etc.

    Auparavant il doit accepter des limites et vivre des frustrations. Il peut exister un paradoxe entre le respect du rythme de chaque enfant qui est préconisé dans la petite enfance et les contraintes de la vie en collectivité, sources de frustration. Ne sommes nous pas à certains moments dans une idéalisation de la vie que peut avoir un enfant en collectivité, idéal impossible à atteindre et donc qui va générer un sentiment de culpabilité chez les professionnels ?

    Fil rouge : la sucette de Célia renvoie au stade oral, les jeux avec le sable, le fait de se salir au stade anal et le déguisement de fille de Sofian rappelle la différenciation des sexes du stade phallique.

     Que se passe t-il du point de vue des parents ?

    Il existe un certain nombre d’obstacles à la contenance éducative:

    -          La culpabilité  de le laisser « en garde » pendant toute la journée, de ne pas passer suffisamment de temps avec lui. On dit souvent aux parents que la qualité de la relation avec l’enfant est plus importante que la quantité de temps qu’ils vont passer avec lui. Or, quand ils récupèrent leur enfant, tout ne se passe pas toujours bien, la qualité n’est pas forcément au rendez-vous. Ils n’ont pas envie de faire le gendarme. Ils risquent de « lâcher » sur le plan éducatif en pensant ainsi conserver une bonne relation avec l’enfant. 

    -          La toute-puissance perçue de l’enfant et de l’enfant qu’ils ont en eux. Ils ne se sentent pas capable d’exercer leur autorité sur un enfant qu’ils pensent ne pas parvenir à faire obéir.

    -          Le doute sur « comment éduquer aujourd’hui » en raison des différents modèles éducatifs. Les parents sont partagés entre plusieurs modèles éducatifs, plus ou moins autoritaires [1].

    -          Les parents peuvent avoir une certaine représentation de l’avenir de leur enfant dans une société qu’ils voient difficile, exigeante et dans laquelle un enfant trop docile, trop obéissant ne pourra faire son chemin. Il leur semble meilleur que leur enfant ait « de la personnalité ».

    Les valeurs des parents sont différentes de celles des professionnels. Certains se renseignent, lisent, vont sur les forums. 

    Ainsi, la maman de Célia a peur que la sucette n’empêche sa fille d’apprendre à parler. Elle a un an, elle ne va pas tarder à prononcer ses premiers mots. Cette maman s’est documentée sur la question. Mais elle n’explique pas pourquoi elle a pris cette décision aux professionnelles qui ne le lui ont pas demandé. Célia ne dort toujours pas bien.

    D’autres parents ont des choix éducatifs, liés à leur propre histoire :

    La maman de Nina est seule pour s’occuper de sa petite fille, elle veut montrer qu’elle est une maman compétente. Pour elle, une maman compétente c’est une maman qui a une petite fille propre et bien habillée.

    Le papa de Sofian est sans doute très sensible à la différenciation des sexes et fier de son petit garçon. Le déguisement peut évoquer l’homosexualité.

    Que se passe t-il du côté des professionnels ? 

    Il existe des valeurs éducatives qui font partie de la culture professionnelle, ce qui permet une cohérence éducative au sein de l’équipe, mais qui peuvent être très différentes des valeurs des parents.

    Un jour, les professionnels qui ont conscience du besoin d’oralité de Célia « craquent » et lui donnent une sucette. Elle  s’endort immédiatement. Les professionnelles  n’osent pas le dire à sa maman.

    De la même façon, les professionnelles qui connaissent le plaisir de Sofian à se déguiser et hésitent à le laisser faire sans le dire au papa et en évitant que celui-ci ne le voit !

     Il peut néanmoins exister des valeurs personnelles différentes entre les professionnelles au sein des équipes, avec le risque d’un manque de cohérence éducative et de conflits. De plus les limites ne sont pas toujours explicites.

     Les professionnelles de la petite enfance ont un rôle difficile du point de vue de l’éducation car elles interviennent à un âge où tout est à mettre en place. C’est sans doute la période la plus difficile avec l’adolescence. On pourrait s’interroger sur ce que leur fait vivre le fait d’être toujours dans ce rôle de poser des limites.

    Il y aurait donc une réflexion à conduire sur les limites. Sont-elles toujours adaptées aux besoins du tout petit d’agir, de bouger, de crier, à utiliser son énergie. Quelles contraintes imposent-on aux jeunes enfants accueillis en collectivité? Quelle tolérance a-t-on vis-à-vis de l’expression de leur énergie et de leur pulsion ?

    Par ailleurs, il faut se donner les moyens de comprendre le comportement de l’enfant : expression des pulsions ou mal être, comme dans l’exemple de la morsure?  L’observation est essentielle afin de répondre au mieux. Derrière le visible, ce que l’on observe, il faut comprendre l’invisible et lui donner un sens. A-t-on le temps, la disponibilité psychique nécessaire, la formation… ?

    Que se passe t-il entre parents et professionnels ? 

    Depuis plusieurs années les parents sont reconnus comme étant les premiers éducateurs de leur enfant, ce qui n’était pas le cas auparavant quand les professionnels se positionnaient comme experts du petit enfant.

    Mais, nous avons vu qu’il existe des différences entre milieu familial et milieu collectif, entre les choix éducatifs des parents et les valeurs éducatives des professionnels.

    Il s’agit donc de :

    -          si possible écouter les motifs des choix éducatifs des parents.

    -          parfois négocier avec eux, en s’appuyant si besoin sur le projet éducatif de la structure, en expliquant le sens des pratiques éducatives.

    Avec la maman de Célia, une auxiliaire de puériculture nouvellement arrivée a été choquée que l’on puisse mentir aux parents. Elle l’explique au cours de la séance d’analyse de la pratique. En accord avec l’équipe, elle décide de discuter avec la maman. Celle-ci explique le motif de son exigence. L’auxiliaire montre à cette maman ce qui est fait dans la structure vis-à-vis de la sucette, que celle-ci n’est pas donnée systématiquement, qu’il y a un endroit pour la ranger dans la journée etc. Elle évoque les difficultés d’endormissement de Célia. La maman comprend et accepte que l’on laisse la sucette à Célia au moment de la sieste.

    Avec la maman de Nina, la directrice qui a entendu et compris les enjeux de la propreté pour elle, explique à son tour l’intérêt du jeu dans le développement de l’enfant, elle explique ses valeurs professionnelles. Petit à petit, la maman de Nina accepte qu’elle ne soit pas impeccable quand elle la récupère à la crèche et qu’elle joue dans le sable. De leur côté, les professionnelles veillent à ce qu’elle ne se salisse pas trop.

    Pour Sofian, il a été impossible d’échanger avec son papa sur une dimension qui renvoie à la sexualité, ce qui paraissait beaucoup trop compliqué pour les professionnelles. Il a été décidé de dire à Sofian que son papa n’était pas d’accord avec son déguisement et qu’il ne pouvait pas le mettre.

    Afin de faciliter les échanges et de soutenir les valeurs de l’équipe, il est important de pouvoir s’appuyer sur un projet éducatif. Les occasions sont fréquentes : demandes de restriction de sommeil, apprentissage de la propreté engagé trop tôt…

    En guise de conclusion

    Il est nécessaire de pouvoir réfléchir en équipe et de savoir se remettre en question afin de garantir les points suivants :

    ·         Tendre vers une co-éducation avec les parents.

    ·         Expliquer le sens des pratiques éducatives et donc le connaître.

    ·         Savoir justifier auprès des décideurs qu’il faut avoir du temps pour  échanger entre parents et professionnels.

    ·         Faire mieux connaître les conditions d’un travail de qualité, rendre visible le travail dans la petite enfance qui n’est pas assez bien connu, par les parents, les décideurs, les hommes politiques.

     



    [1] Luce Dupraz : « de la difficulté d’éduquer aujourd’hui », in MP Thollon Behar « parents, professionnels, comment éduquer ensemble un petit enfant ? », Erès 1001 bébés.


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