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L’éducateur doit-il proscrire l’affectif ?
La réalité du quotidien de l’éducateur devrait s’imposer à lui. Du reste, les outils théoriques pour l’interpréter existent. Mais cela ne suffit pas. Nombre de professionnels refusent de reconnaître le rôle joué par l’affectif dans leur métier. De la même façon que dans le secteur sanitaire, on fait la chasse à toute sensiblerie qui amènerait à s’apitoyer sur le sort du malade (ce qui a joué un rôle non négligeable dans le déni face à la douleur), de la même façon le secteur socio-éducatif semble se protéger contre cette affectivité qui apparaît un peu comme l’antithèse du professionnalisme. Toute concession faite en la matière n’est-elle pas la porte ouverte au dérapage qui peut amener l’adulte à être autre chose qu’un professionnel dans la vie de l’usager ? Sur cette question essentielle, il est important de s’arrêter en interrogeant nos modes de fonctionnement.
Un métier au cœur de l’affectif
Cela fait une bonne demi-heure que Corinne est montée dans sa chambre. Les filles, ça met du temps à se préparer, mais quand même ! Surtout qu’elle est juste allée chercher un vêtement avant de partir en week-end. L’éducateur se décide enfin à aller voir. Il frappe à la porte de la chambre, mais n’a pas de réponse. Il utilise son passe pour ouvrir. Corinne est sur le bord de la fenêtre face au vide et menace de sauter si on approche. L’éducateur parlemente et tout doucement s’avance vers l’adolescente. Il réussit à l’attraper et l’attire à l’intérieur de la pièce. Corinne s’effondre alors et se met à pleurer. Le lit tout proche permet de s’asseoir, l’éducateur entourant la jeune fille qui vient se nicher dans ses bras. “ Personne ne m’aime ” hoquette la jeune. Le professionnel la console : “ mais si, nous on t’aime ” et après quelques secondes d’hésitation il rajoute : “ on t’aime … bien ”. “ Oui, mais vous c’est pas pareil, vous, vous êtes payés pour ça ”.
Cette tranche de vie d’un quotidien de foyer éducatif est emblématique de cette proximité qui s’établit si souvent tant dans ses aspects incontournables, que dans ses limites naturelles et sur laquelle chacun peut légitimement s’interroger. Il faut l’affirmer très fort : qu’on le veuille ou non, qu’on le craigne ou pas, qu’on le revendique ou qu’on se l’interdise, l’affectif constitue l’un des vecteurs relationnels essentiels de nos métiers. Parce que nous avons comme interlocuteurs des enfants, des jeunes ou des adultes qui sont soit en grande fragilité soit en pleine dérive. Parce que nous leur consacrons du temps, de l’énergie, de la patience, là où ils ont eu à faire parfois à de l’indifférence, à du découragement ou à du rejet. Parce que nous travaillons à les rendre plus heureux, plus autonomes et plus à l’aise dans leur peau et dans leur vie. Parce que nous les écoutons, nous ne les jugeons pas et nous faisons preuve de persévérance malgré leurs passages à l’acte et leurs échecs. Parce que nous leur proposons un cadre sécurisant, un contenant psychique et un suivi stabilisateur. Parce que, parce que … on pourrait énumérer les très bonnes raisons que les usagers ont d’établir un lien fort et intense avec celle ou celui qui les aident et les accompagnent de loin en loin ou au quotidien.
L’éducateur, mais aussi les autres travailleurs sociaux, sont à tout moment confrontés au mécanisme que certains puristes de la théorie psychanalytique refusent de voir étendu à un champ étranger à la cure : le transfert et le contre-transfert. La théorie freudienne situe ces concepts au cœur de leur pratique. Selon le “ dictionnaire de l’action sociale ”, c’est “ l’ensemble des affects éprouvés à l’égard de l’analyste qui répètent et réactualisent une problématique relationnelle infantile, révélant les désirs inconscients qui déterminent une névrose actuelle (…) L’autre pôle est constitué par le contre-transfert qui désigne l’ensemble des sentiments et des réactions de l’analyste vis à vis de l’analysant. C’est l’analyse du contre-transfert qui offrira à l’analyste, disposant en principe de la capacité d’analyser ses propres mouvements psychiques, la faculté d’interpréter le transfert du patient. ” (1)
Que se joue-t-il d’autre dans la relation d’aide du travailleur social ? Que se passe-t-il d’autre dans le processus d’accompagnement mis en œuvre par l’éducateur ? L’usager projette sur l’intervenant toute une série d’images et de représentations mais aussi d’affects et de sentiments divers. “ En position clinique, les éducateurs s’appuient sur le transfert, sur ce que d’autres en souffrance ’’transfèrent’’ sur leur personne, comme émotions comme projets, désirs, images archaïques, signifiants souterrains, pour ouvrir des voies d’investissement nouvelles ” explique Joseph Rouzel dans l’un de ses derniers ouvrage(2). Ce mouvement de la part de l’usager est tout à fait naturel et logique. Il n’est pas anormal qu’il réagisse ainsi, tant il vit parfois dans la détresse et dans la quête affective. Le phénomène s’accentue d’autant plus quand il reste attaché des années durant au même éducateur (qu’il s’approprie d’ailleurs souvent en parlant de “ son ” travailleur social). Ne parlons pas des prise en charge en internat où l’enfant vit du réveil au coucher avec des adultes qui entrent alors dans une fonction de substitution parentale et qui renforcent encore ce processus d’estime réciproque.
Le professionnel doit-il avoir peur de ces manifestations ? Face à cet investissement parfois bien contradictoire -car fait d’attachement et de ressentiment, de gratifications et de frustrations- il ne reste jamais indifférent. Son attitude ( le contre-transfert) peut aller d’une extrémité à l’autre.
Entre fusion et répulsion
Il peut d’abord réagir en manifestant la plus grande méfiance, en rejetant ou refusant la moindre proximité. Une telle réaction de protection peut tout à fait se comprendre. Il n’est guère facile de se confronter avec la détresse, la carence affective ou l’extrême fragilité, sans ressentir la crainte légitime d’être emporté dans la tourmente. Mais aucune précaution aussi frileuse et rigide soit-elle ne peut éviter d’être placé à un moment ou à un autre face à l’affectivité qu’elle vienne de l’autre ou de soi-même. Et ce n’est certainement pas le refus de toute proximité qui peut placer l’intervenant à l’abri. Cela peut en effet tout aussi bien se passer dans la façon de parler, de s’adresser ou tout simplement de gérer une situation. Accepter la demande de câlin d’un petit avant le coucher, faire la bise à un(e) jeune, voire chahuter dans un contact corporel avec des ados ne constituent pas en soi un danger. Si le professionnel est troublé par ce rapprochement, s’il ressent le besoin de se préserver par rapport aux situations posées, s’il craint les conséquences pour lui et pour l’usager, c’est à lui d’établir les distances nécessaires.
L’autre extrémité, on la trouve dans le comportement fusionnel se manifestant sous la forme d’un investissement peu limité débordant y compris sur sa vie personnelle. Quand certains éducateurs décident d’accueillir régulièrement un usager au sein de leur famille ou de donner leurs coordonnées personnelles, ’’en cas de problème’’, le risque ici est très clairement d’assister à un basculement perçu à juste titre comme dangereux pour l’usager dès lors que ce dernier plongerait dans un bain d’illusions sur ce travailleur social qui deviendrait pour lui autre chose qu’un intervenant : le remplaçant du parent manquant ? un(e) ami(e) ? Dans un tel contexte, il est facile de déraper : passant outre au mandat ou à la mission qui lui sont confiés, l’intervenant peut établir un pacte privé et personnalisé avec l’usager. Il sort alors du cadre professionnel pour s’engager dans un contact qui relève tantôt de l’action militante tantôt de l’investissement bénévole ou encore de la projection affective. Il se trouve dès lors confronté seul à la fixation des repères et des frontières de son activité (“ passées les bornes, il n’y a plus de limites ”). C’est la porte ouverte à la toute-puissance et le renoncement à cette prise de distance qui fait la qualité de son travail, à cette objectivation de son rôle qui lui permet d’éviter d’être dans la seule satisfaction de son ego, à cette triangulation qui évite à la proximité de se transformer en intimité disparaissent au profit d’un risque éminemment confusionnel. Le problème devient criant quand l’intervenant n’arrive plus à analyser en quoi l’éventuelle proximité cesse d’être un outil de travail pensé et agi comme tel et vient surtout flatter son égo, son fantasme de réparation, son aspiration à une certaine convivialité voire même sa propre affectivité. La dérive apparaît quand l’usager devient prisonnier de la satisfaction chez le professionnel de ses besoins à combler tel manque ou à assouvir tel fantasme. Alors, si une illusion s’installe, si un leurre fait croire à autre chose qu’à une relation professionnelle, l’usager risque d’être floué. “ La relation éducative va de fait être le lieu où s’élabore pour le sujet une certaine connaissance de soi. Ceci à condition que l’éducateur n’envahisse pas l’espace de la relation de ses propres fantasmes et représentations inconscientes et ne cède pas aux avances d’amour et de haine, qu’il sache se déplacer, pour laisser l’espace de rencontre désencombré et ouvert ” (3).
Comment doit réagir l’intervenant placé entre le Charybde de l’indifférence cynique et le Cilla de la relation étouffante qui transforme l’usager en portefaix de ses propres aspirations ?
Les mécanismes du transfert sont à l’œuvre indépendamment de la conviction et de la conscience du professionnel. Il est donc indispensable non seulement qu’il ne soit pas dans le déni de cette réalité, mais aussi qu’il apprenne à en reconnaître et utiliser les manifestations. Cela implique un travail sur lui-même et notamment sur ce que provoque chez lui cet investissement dont il est l’objet : plaisir, déplaisir, reconnaissance, amertume ... Ce qui pose problème, ce n’est pas qu’un usager projette une image parentale ou entreprenne une tentative de séduction. Cela fait partie des règles du jeu de n’importe quelle relation humaine. Ce qui compte, c’est bien comment l’intervenant va se positionner, comment il va réagir, comment il va répondre aux avances dont il est ainsi l’objet. En cela, la responsabilité de l’éducateur est primordiale. Il lui revient la lourde tâche de contrôler suffisamment ses affects ou la gratification que lui procure la relation établie.
Pour ce faire deux garanties sont essentielles.
Les garde-fous
La première se situe dans la professionnalité. C’est bien la technicité acquise, l’apprentissage accumulé au cours des années qui permettent d’adopter l’attitude adéquate. C’est bien cette compétence qui fera qu’un même comportement pourra recouvrir des significations bien différentes selon les circonstances dans lesquelles il a lieu, selon la cohérence de l’intervenant et la clarté de sa démarche. Ce métier nécessite avant tout chose une qualité de contact, un aptitude relationnelle, ce que dans le jargon professionnel on appelle une capacité d’empathie, toutes choses qui permettent de vibrer avec l’autre, de ressentir ce qu’il éprouve, de comprendre ce qu’il vit. En même temps, si l’objectif consiste bien à amener l’autre à éviter le naufrage, il ne faut pas en arriver à sombrer avec lui. D’où la nécessité vitale tant pour l’intervenant que pour l’usager d’une distance minimale entre eux qui puisse permettre que le travail d’accompagnement et d’aide s’accomplisse en toute sérénité.
La seconde garantie est à rechercher dans la triangulation. Le concept de triangulation fait référence à l’irruption du père dans la dyade mère-enfant. Jacques Arènes l’explique bien : le père “ peut aider l’enfant et la mère à trouver progressivement la bonne distance qui permet à l’enfant d’exister. Par sa présence, parce qu’il peut dire ou représenter de la loi, il indique aussi que la relation à la mère n’est pas le seul horizon de la vie. Un enfant sans limites, sans loi ni autorité est souvent un enfant collé à sa mère, un enfant qui n’existe pas encore vraiment par lui-même ”(4). Par extension, on peut fort bien appliquer ce raisonnement à la fonction éducative. Il est fondamental qu’entre l’intervenant et l’usager se positionne un élément tiers qui vienne rappeler que la relation établie ne relève pas de la sphère du privé, que le professionnel est payé pour accomplir sa tâche, que le suivi est décidé non en fonction des affinités des uns et des autres mais bien par une décision du service. “ La clinique éducative, espace de relation interhumaine s’il en est, ne saurait être soumise ni à l’arbitraire ni au bon vouloir des éducateurs et des personnes en difficulté. Elle intervient dans un cadre institutionnel, même quand on pense et dit qu’il n’y en a pas, comme dans le travail de rue.” (5)
Cet élément tiers est avant tout le service employeur qui sort l’usager et l’éducateur du face à face. Mais la triangulation ne se limite pas cela. L’institution est là pour relativiser le duo formé par l’aidant et l’aidé. Le juge, lui, est là pour contrôler la puissance de l’institution. La loi est là pour limiter la puissance du juge. Le législateur est là pour éviter la toute-puissance de la loi et l’électeur (qui se trouve être aussi l’usager!) celle du législateur. Au sein du service, ce peut-être l’équipe, la hiérarchie, un psychologue, un autre travailleur social qui joue ce rôle de tierce personne. Il existe depuis longtemps aussi des expériences permettant à un médiateur extérieur au service de venir soutenir les professionnels. Ce sont les dispositifs de supervision qui sont bien trop peu développés (car représentant un risque aux yeux de la hiérarchie pour son autorité ?). Il ne faut pas toutefois investir la triangulation d’une quelconque valeur magique. Ce n’est pas toujours le tiers intervenant qui est faciliteur dans la relation entre lui, l’usager et le professionnel. Notamment quand c’est l’institution qui remplit cette fonction et qui peut très bien être avant tout préoccupée par sa propre pérennité, ses intérêts financiers ou la préservation de son pouvoir. Son intervention dans la relation engagée s’en trouvera potentiellement entachée par un souci de contrôle. Qui plus est, certaines de ses interventions ne sont pas toujours très fines et confine à l’outrance. Tels ces services systématisant la rotation des prise en charge (afin d’éviter justement l’attachement) ou bien instaurant un fonctionnement digne d’une mise sous surveillance tatillonne qui paralyse l’initiative et tue toute spontanéité relationnelle. Remarquons au passage que dans certains établissements, les postes d’éducateurs connaissant de fréquents changements de titulaires, le temps ne permet de toute façon pas que s’instaurent cette complicité et cette proximité qui caractérisent les suivis de plus longue durée. Ce qui compte, en fait, c’est la réalisation d’une triangulation qui évite le seule face à face. “ Qu’un jeune (ou un moins jeune, car l’inconscient n’a pas d’âge) s’appuie sur son amour pour un éducateur pour investir petit à petit d’autres types de relations et d’autres objets d’amour, lui permet d’opérer un déplacement, de la personne de l’éducateur vers une marge de manoeuvre où il s’éprouve comme sujet responsable de sa propre histoire et de ses actes (...) D’où l’importance dans la clinique de repérer comment et pourquoi ’’ça accroche’’, et pour le praticien à quelle place l’autre l’a assigné (pour qui me prend-il ? qui voit-il ? que vit-il à travers moi ?). Ce n’est que par ce questionnement organisé, qui prend souvent dans les institutions la forme d’une régulation, ou de supervision d’équipe, voire plus rarement celle de contrôle individuel, que l’éducateur peut se détacher, se déprendre de la part d’amour et de haine qui l’affecte dans la relation. ” (6)
Alors, oui : il n’y a pas de problème pour que l’éducateur tienne Corinne dans ses bras. Il n’avait pas besoin de rajouter “ on t’aime … bien ” à son geste, pour établir la distance nécessaire. L’adolescente avait bien compris la nature de cette marque d’affection manifestée à son égard : ce n’était ni son père, ni son amant qui la consolait alors mais bien un professionnel effectivement payé pour la soutenir.ues Trémintin – Non paru ■ nov 1998
1. Jean Yves Barrevre et All: « Dictionnaire d’action sociale» Bayard Edition, 1995, citation p.400
2. Joseph Rouzel : « Le travail d’éducateur spécialisé » Dunod, 1997, p.28
3. Joseph Rouzel op. cit. p.26
4. Jaques Arènes: “Y a-t’il encore un père à la maison” Fleurus, 1997 p.39
5. Joseph Rouzel op. cit. p.21
6. Joseph Rouzel op. cit. P. 27-29