• Les bébés et le travail de contenance des équipes dans les lieux d’accueil du jeune enfant

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    Les bébés et le travail de contenance des équipes dans les lieux d’accueil du jeune enfant – Document envoyé par Denis Mellier, le 10.04.2007, par mail.
    un grand merci à la confiance que nous porte cet auteur.

    Les bébés et le travail de contenance des équipes dans les lieux d’accueil du jeune enfant

    Il y a plus d’un lien entre la vie « microscopique », très intime d’un bébé, et celle plus « macroscopique » des phénomènes groupaux qui parcourent nos institutions. J’essaierai de montrer comment on peut comprendre les connexions entre ces deux domaines, la contenance des anxiétés d’un bébé et le travail plus général d’une équipe.

    Prendre soin d’un bébé suppose une attention à sa vie psychique, une identification à ses besoins et à son désir. Cette préoccupation, cette action, passe par une « fonction à contenir » qui concerne ses angoisses et ses anxiétés. Nous verrons comment cette question se pose dans la situation d’accueil

    Une équipe développe une préoccupation psychique pour les bébés et les parents accueillis. Pour envisager cette préoccupation nous devrons nous interroger sur la nature de ce groupe, sur ses caractéristiques, son organisation, ses alliances, son histoire et son contexte, ce qui « fait groupe » et ce qui « fait cadre » pour ce groupe. C’est dans de telles conditions qu’une équipe assure une certaine « fonction contenante » des angoisses et des anxiétés des personnes accueillies. Le travail à contenir est toujours à remettre sur le métier, trois types d’exemples l’illustreront.

    Un accent particulier sera mis ici sur ce qui me paraît actuellement un enjeu majeur pour les lieux d’accueil, l’accueil des bébés les plus jeunes.

    Cette communication se base sur une pratique de psychologue clinicien en crèche longue de plus de 25 ans, mais également sur une pratique de supervision d’équipe d’institutions soignantes et sur un travail de formateur à approche psychanalytique de l’observation du bébé selon Esther Bick.

    I LE TRAVAIL PSYCHIQUE DE LA FONCTION A CONTENIR

    Prendre soin d’un bébé passe par des soins maternels que Winnicott a bien décrit avec le holding, l’art de porter physiquement et psychiquement le bébé, le handling, la manière d’être concrètement en contact avec lui, dans les soins très fins du maternage, le presenting object, les propositions d’éveil, de jeu, de manipulation ou d’exploration faites au bébé. Autrement dit, on pourrait parler d’une « fonction contenante » de la mère, ou plutôt sa « fonction à contenir » en nous référant au modèle mère-bébé proposé par Bion.

    La fonction à contenir correspond à un travail psychique. Dans cette fonction on fabrique en même temps le « contenant » et en même temps on essaie d’intégrer un contenu. Il existe plusieurs sources avec les travaux des psychanalystes, notamment ceux de W. R. Bion, Winnicott ou Esther Bick. À l’origine il s’agit pour Bion d’un travail psychique pour élaborer des problématiques de confusion mentale. Il parle ensuite d’un modèle « mère-bébé ».

    Souvent quand les bébés crient à trois jours ou même à 3 semaines, on a du mal à savoir immédiatement pourquoi ? Ils sont en détresse, il s’agira de trouver un sens à leurs pleurs, d’où proviennent-ils ? Plus tard les mères apprennent et reconnaissent très bien les pleurs de leurs enfants et pourquoi ils pleurent, mais au tout début, à une semaine ? À deux ou trois semaines, si le bébé crie, on ne sait pas ce qui se passe, a-t-il peur ? Faim ? Soif ? Mal quelque part ?

    La mère le prend, le porte, lui parle, mais il pleure toujours… tout vient en même temps se télescoper dans sa tête, les choses conscientes (a-t-il faim, l’heure de la dernière tétée, a-t-il trop chaud, le besoin d’être changé etc.) et les autres choses en association, tout ceci peut réveiller des paniques au fond d’elle et prendre des proportions gigantesques, surtout la nuit. Pour la mère c’est tout un monde à contenir, elle reçoit, s’engage et ce n’est pas facile.

    Quand le bébé a quelque chose qui ne va pas pour lui, le monde s’écroule, « le monde ne va pas », il ne peut pas localiser en lui-même l’origine de sa douleur. Les perceptions de ce qui vient de lui, du « dedans », et de ce qui vient de l’extérieur, du « dehors », ne sont différenciées, il souffre, « le monde est souffrance ».
    Le travail qui est fait est alors un travail pour la mère d’association interne : on pense aux besoins vitaux, on tâtonne et de fils en aiguille on peut arriver à s’ajuster aux besoins du bébé (Cf. les notions abordées par Winnicott : handing, holding, object presenting). Il s’agit au début de s’adapter 100% aux besoins du bébé, penser à sa place, désirer à sa place. Dans ce modèle, la mère va petit à petit, consciemment et inconsciemment, pouvoir s’ajuster (Bion parle de sa « capacité de rêverie, de sa fonction alpha).
    Le travail psychique de la fonction à contenir est également de garder dans sa tête l’incertitude, l’angoisse. C’est sa propre pensée qui va donner un sens à l’angoisse avec l’interprétation personnelle en lien avec sa propre histoire.

    Le bébé dans les bras de sa mère fera alors l’expérience d’être calmé alors qu’il était effrayé, il aura l’expérience de la satiété alors qu’il avait faim (il avait besoin d’un contenant pour mettre une « forme », un sens en ce qu’il vivait). Quand il a fait l’expérience d’être contenu, il peut penser cette expérience. Cette satisfaction doit être répétée pour être intégrée dans son self. Ce qui n’avait pas de sens pour lui a pris sens via l’appareil psychique maternel. Esther Bick dit que le bébé a ainsi introjecté, intériorisé, les fonctions contenantes de sa mère. Le bébé peut contenir une « expérience crue » car sa mère a pu précédemment la lui « mâcher », la lui présenter de manière à ce qu’elle puisse lui être assimilable.

    Le bébé pourra à partir de là re-éprouver le plaisir par rapport à des plaisirs connotés d’une perception, d’une odeur, d’un contact lié à une personne. Il pourra fantasmer une tétée, sucer son pouce, rêver qu’il tête, cette expérience est devenue psychique. Cette expérience subjective et intersubjective est constituée d’éléments conscients et inconscients liés à l’histoire transmis par sa mère, par la personne qui le soigne. Comme dans ces expériences positives il y a donc quelque chose de conscient et d’inconscient on pourrait dire que le « système d’exploitation » du bébé, sa manière de penser, de fonctionner, prendra forme selon cette bipartition entre conscient et inconscient.

    La « mère » ici metaphorise le travail psychique réellement crée autour du bébé : il s’agit bien sûr de sa mère, mais aussi du père, du groupe familial qui accueille ce bébé, de la crèche, du lieu d’accueil ou des personnes qui prennent soin de lui.
    Il s’agit ainsi de rendre possible, vivante, une expérience qui n’aurait pas de sens autrement.

    II. LE BEBE ENTRE FAMILLE ET LIEU D’ACCUEIL,COMMENT CONTENIR LES ANGOISSES DE SEPARATION ?

    Deux exemples avant de repérer les processus en jeu.

    1. Bébé est séparé

    a) Deux manifestations différentes de sa souffrance.

    Chez le bébé on note entre 3 mois et 9 mois, une nette différence émotionnelle pour exprimer la séparation : à 9 mois l’angoisse ou l’émotion sont nettes, à 3 mois, les signes sont plus complexes à décoder, anxiétés et tensions émotionnelles règnent.

    Du point de vue des manifestations émotionnelles, une séparation d’un bébé à 9 mois n’est pas comparable avec celle à 3 mois. Entre temps, le bébé a acquis la possibilité d’exprimer la joie, la colère et la crainte en fonction notamment de son développement cognitif. L’adulte n’est pas aussi dans la même situation, il sait beaucoup mieux décoder l’expression de ces émotions conventionnelles à 9 mois que ce qui serait les prémisses de celles-ci à 3 mois.

    Une très brève vignette illustre la situation de séparation d’un bébé de 9 mois :

    « Pierre vient d’arriver, c’est son premier jour à la crèche, en voyant une personne de la crèche s’approcher de lui il se met à pleurer tout en s’accrochant au corsage de sa mère. Quand plus tard sa mère part, il la regarde en pleurs, tendu dans sa direction ».

    Le pleur est un signe visible, manifeste, du vécu émotionnel du bébé. L’adulte peut donner un sens à ce signe, l’interpréter comme un ressenti de peur ou de colère, et agir en conséquence. On reconnaîtra ici les signes caractéristiques de la recherche d’un objet d’attachement. On peut dire aussi que la mère « suffisamment bonne », selon D. W. Winnicott, pourra adapter son holding en fonction des besoins qu’elle perçoit ainsi chez son bébé, mais plus largement tout adulte pourra être sensible aux pleurs car ils sont socialement reconnus comme signes de communication.

    Regardons ce qui se passe au contraire à trois mois pour Nicolas :

    « Nul pleur au départ de sa mère. Aucune manifestation émotionnelle de chagrin, un sourire même à la première vue de l’adulte qui s’adresse à lui. Apparemment il est très calme, mais une personne de la crèche le surprend une fois dans son lit, immobile, le regard au plafond, est-il vraiment là ? En s’approchant, en lui parlant, en le prenant, il reprend contact avec elle. Quand sa mère arrive le soir, il lui sourit dés qu’il l’aperçoit, mais quand elle le prend, il évite son regard et se fixe sur l’auxiliaire qui les entoure »

    Pour être à l’écoute de cette situation et la «contenir », il faut pouvoir être très attentif à des signes qui peuvent renvoyer à un état de détresse très primitif. La préoccupation maternelle développe une attention à tous ces signes infraverbaux. Il n’en ira pas de même pour une personne moins avertie, pas suffisamment en empathie avec le bébé ou trop anxieuse. L’immobilité de Nicolas n’est pas ici l’expression d’une émotion conventionnellement reconnue.

    Le problème de Pierre est un problème de « séparation », il a acquis la différence soi-autre et peut héberger une angoisse, un pleure. Pour Nicolas, cette possibilité n’est pas acquise, il est encore dans un problème de « différenciation » d’avec sa mère, son entourage, il ne peut se « représenter » l’objet absent. Nous sommes ici en présence de deux types d’angoisses, l’histoire de l’attachement de ces deux enfants avec leur mère est différente.

    b) Deux types de réactions dans l’entourage

    L’émotion de Pierre ne laisse personne indifférente, elle appelle même des réactions émotionnelles qui peuvent être selon les circonstances très variées : colère, détresse, amour, mais aussi honte, culpabilité, surprise, voire mépris. Sa réaction émotionnelle met en mouvement les liens intersubjectifs, elle « fait des vagues » que l’on pourrait repérer dans son entourage.

    Poursuivons cet exemple, à la crèche deux mois plus tard :

    « Depuis son arrivée en septembre, il s’est noué une relation privilégiée entre Pierre et une auxiliaire de puériculture : dès qu’elle sort de la pièce, il pleure et se colle aux vitres pour essayer de la voir. Au repas, s’il la voit, il refuse de manger ce qu’une autre puéricultrice lui donne, alors qu’il acceptera ensuite de manger avec elle. De son côté, elle essaie de ne pas le favoriser par rapport aux autres, mais elle aime s’occuper de lui pour tous les soins et le prendre sur elle. Il y a un attachement réciproque entre eux. »

    L’attachement entre ce bébé et une professionnelle ne passe par inaperçu. Face à l’émotion d’une angoisse de séparation similaire à l’angoisse du 8e mois, une personne se sentira valorisée, aimée, une autre portera l’image de l’intrus, de celle qui fait peur. Ce privilège « travaille » le groupe de soignants, il suscite des réactions, entraîne rivalité et envie dans la chaîne groupale des personnes.

    L’établissement d’une relation d’attachement entraîne un enjeu électif entre les personnes. Les émotions caractéristiques de l’établissement de ce lien entraînent de ce fait dans le groupe des réactions variées, en synergie avec ce mouvement, comme en opposition dans le cas de personnes qui peuvent se sentir exclues de cette relation. Les émotions sont ainsi le signe de réactions en chaîne dans le groupe, elles obligent une certaine clarification des positions de chacun. On sait par exemple que l’expression de la jalousie est positive pour l’enfant, l’absence au contraire de telles manifestations peut être l’indicateur de souffrances importantes.

    Une séparation à 3 mois peut également entraîner les mêmes réactions émotionnelles, mais on repérera également d’autres manifestations de type émotionnel qui ne sont pas à rattacher aux émotions de base. Avec Pierre, les émotions étaient reconnaissables, elles ne laissent personne indifférent, même si elles peuvent susciter des réactions très diverses. À 3 mois, les réactions du nourrisson peuvent beaucoup plus facilement passer inaperçues.

    Reprenons l’exemple.

    « Si la mère de Nicolas a pleuré de suite quand elle a tourné le dos à la crèche, elle s’est vite reprise, elle a ravalé ses larmes, elle s’est efforcée de penser à son travail, au rôle qu’elle va devoir de nouveau assurer. Toute la journée elle a été assez tendue, elle a pensé parfois à Nicolas, elle a téléphoné à la crèche, mais elle était aussi contente de retrouver l’ambiance d’un travail qu’elle aime. Le père était parti en déplacement, il s’était levé plus tôt le matin et bizarrement il a oublié que c’était le premier jour pour son fils à la crèche et a développé une activité inhabituelle ce jour-là. Ce n’est que le soir, en retrouvant sa femme, qu’il a réalisé à quel point elle était inquiète. Nicolas lui a bien souri, mais sa mère ne le trouvait pas comme d’habitude, il n’a pas pris tout son biberon. Le père a tenté de rassurer sa femme, sans bien savoir comment s’y prendre. Cette semaine, la mère de madame, déjà âgée, a fait une chute chez elle, c’est une personne qui ne comprend pas pourquoi sa fille met son bébé à la crèche. Deux jours après son entrée à la crèche, Nicolas a eu une forte poussée de fièvre, madame a dû l’amener d’urgence chez le pédiatre.

    À la crèche l’ambiance n’est pas très simple, celle qui s’occupe de Nicolas est assez anxieuse car elle ne le sent pas vraiment là et elle se sent abandonnée par ses collègues. Plusieurs se sont succédées auprès de lui sans vraiment noter de réactions significatives, mais elles sont tendues dans le groupe, une personne trouve que la mère de Nicolas est un peu sèche. La directrice est venue plusieurs fois « vérifier » que tout se passait bien, ce qui énerve certaines professionnelles qui disent qu’on ne leur fait pas confiance etc. »

    Du côté de la famille ou du côté des professionnels, le monde bouge autour de Nicolas … nous parlerons ici d’une sorte de diffusion d’anxiétés qui envahissent les groupes et se mêlent au malaise ou à l’insécurité déjà existant. Les sujets ne peuvent arriver à faire face à des situations émotionnelles trop intenses pour être reconnues et contenues.

    Dans ces « souffrances autour du berceau » (Lamour, Barraco) , on assiste donc en réalité à deux processus bien différents. Ils sont parfois confondus car on passe facilement de l’un à l’autre, mais cette distinction peut être d’une grande aide en clinique. Dans une équipe, dans une famille ou un groupe, quand l’émotion, positive ou négative, circule, des processus vivants essaient d’être approchés par les personnes. Tout un travail bien sûr de réception, de contenance et de pensée est nécessaire dans ces cas, mais le travail se situe dans un autre registre quand le contexte est dominé par des tensions ou des accusations latentes. Le travail dans le second cas est beaucoup plus lourd, plus insidieux et plus fatigant, nerveusement car on n’arrive pas toujours à localiser l’origine des souffrances. Trop de plaintes ou aucune manifestation d’une demande, l’impression que chacun doit se justifier, le sentiment implicite de devoir être jugé, tout cela traduit un climat où dominent des anxiétés primitives (que Bion avait décrit sous les termes de l’hypothèse de base attaque-fuite). Les souffrances sont en fait profondément enfouies dans le corps, mais paradoxalement elles « ressortent » en quelque sorte dans les tensions de ce climat. La survenue d’une manifestation émotionnelle plus nette permet de partir d’une hypothèse, d’une personne, d’une voie possible d’entrée en relation plus précise.

    On pourrait dire que les souffrances qui s’expriment par la voie de l’émotion peuvent entrer en résonance avec les autres sujets alors que les souffrances plus primitives n’ont pas cette possibilité, au contraire elles « enferment » les sujets dans des perceptions bien différentes de la réalité.

    2. Repère : deux types de souffrances à contenir

    Je distinguerai ainsi deux types d’angoisses :

    • les angoisses comme l’angoisse de séparation, comme une angoisse qui passe par l’expression d’une émotion
    • des angoisses plus primitives, parfois plus difficilement repérables (en deçà des émotions)

    1) Les angoisses de proprement dites de séparation désignent couramment les réactions d’angoisses du nourrisson et du jeune enfant lors de la séparation d’avec sa mère, ses parents ou les personnes qui lui sont familières et qu’il aime. Quand il a la capacité de prendre conscience de cette séparation. Il s’agit d’un mécanisme assez élaboré. Ce sont déjà des émotions, des angoisses que l’enfant éprouve quand il a conscience de la séparation : les comportements perceptibles de pleurs, de protestation, de recherche de la proximité, d’agrippement à la personne qui s’éloigne et de peur de la personne inconnue témoignent ainsi déjà de l’existence pour l’enfant d’une figure d’attachement qu’il commence à intérioriser. Voir ici la peur de l’étranger de Spitz.

    Nous sommes ici dans le registre émotionnel. Charles Darwin a pensé que les émotions sont un phénomène tout à fait universel. A l’étranger, si nous ne savons pas parler la langue, nous pouvons tout de suite voir l’émotion qui circule sur la tête des personnes, et dans quel registre nous nous trouvons. Cela peut être un peu différent suivant les cultures car la forme des émotions change. Dans chaque culture, il y a des distinguos, des différenciations émotionnelles. Cela veut dire que les émotions nous servent de base de communication au niveau des humains. Nous communiquons au niveau verbal mais cette communication verbale s’ancre sur un fond émotionnel.

    2) Au contraire, les anxiétés primitives désignent des angoisses de chute sans fin, de ne plus être porté, tenu, des peurs de liquéfaction, des craintes d’effondrement, des terreurs sans nom, des anxiétés que le bébé ne peut ressentir à son âge sans risque vital. Esther Bick disait que le bébé à la naissance est comme un cosmonaute lâché dans l’espace, sans combinaison…. Il s’agit de tensions, de crispations anxieuses, car le bébé n’a pas acquis une confiance suffisante dans une figure d’attachement.

    Contre ces anxiétés primitives de ne plus être contenu, Bick avait mis en relief l’importance des identifications adhésives : coller à l’objet pour ne pas souffrir de la séparation radicale, d’une chute sans fin, fixer une lumière éblouissante, s’agripper à sa musculature, une « seconde peau » peut ainsi se créer, véritable carapace pour ne pas ressentir, d’où l’existence de « défenses primitives » pour se protéger de cette perception catastrophique de l’existence. Selma Fraiberg a mis en évidence des défenses similaires : le « gel » émotionnel, l’évitement total du regard ou la transformation d’un ressenti en son contraire. Ce sont des états psychiques où le bébé s’absente de lui-même, dénie fortement toute émotion, tout ressenti comme lorsqu’une douleur est trop forte. Il ne peut encore communiquer, voire même appeler, en vivant une émotion comme la peur, la colère, ou la tristesse, des émotions très clairement identifiées.

    Tout bébé est sujet à de telles anxiétés primitives, tant qu’il n’a pas encore suffisamment intégré des expériences qui lui procurent le sentiment d’une « continuité d’être », tant qu’il n’a pas intériorisé une figure d’attachement suffisamment stable, tant qu’il n’a pas introjecté les fonctions contenantes de sa mère.

    Dans les lieux d’accueil, ce ne sont pas les enfants qui pleurent, qui nous font le plus de soucis, car nous pouvons être présents, les consoler. Certains persistent à dire que c’est un caprice…, cela nous met hors de nous etc., mais nous sommes, en tous cas, dans un registre de communication, en relation avec l’enfant. Il n’en va pas de même pour un autre registre psychique, celle des anxiétés diffuses où le bébé, l’enfant s’absente de ce qu’il ressent. C’est son corps qui « parlera » malgré lui (il en va de même pour les adultes, voir le travail de Ophélia Avron sur l’émotionnalité groupale).

    3. Le temps d’un travail psychique à 5 mois : le moment des retrouvailles

    Nous allons prendre un exemple qui permet de percevoir le travail du bébé entre sensorialité et émotionnalité. Il faudrait s’arrêter chaque seconde, ou dixième de seconde, pour percevoir finement comment le bébé partage à nouveau avec sa mère une même perception du monde et de l’espace ou au contraire se retire dans sa propre perception de « son » monde à lui. La dynamique de l’émotion structure les échanges, l’émotion est franche et claire quand la communication passe, elle n’est plus manifeste, voire en retrait, en réserve, quand le bébé se retire de la communication. Le bébé a un travail d’attention à réaliser pour retisser une continuité sensorielle et émotionnelle avec sa mère., pour rassembler des mouvements divergents, différentes parties de lui qui ne sont pas aux même rythme.

    C. Fleury, H. Rottman et N. Leblanc décrivent la réaction de l’enfant quand sa mère le retrouve après une séparation.

    « Sarah a cinq mois ; sa mère vient ce jour même de reprendre le travail après sa grossesse. La préparation à l’entrée en crèche a duré neuf jours et a été difficile pour Sarah, sa mère et l’auxiliaire.
    C’est le soir du premier jour de crèche, Sarah est couchée sur le dos, sur un tapis de sol : son auxiliaire privilégiée est assise en face d’elle, et c’est avec concentration que Sarah joue seule avec un mobile accroché au plafond.
    Elle entend des bruits de pas, tourne la tête, voit sa mère, sourit, lâche le mobile. La mère se rapproche : le regard attentif de Sarah va de sa mère au mobile ; la mère s’assied près d’elle en lui parlant doucement. Le regard de Sarah continue à se déplacer alternativement du mobile à la mère. Celle-ci patiente, l’étreint au bout de quelques instants au niveau des hanches, du buste.
    Elle la prend sur ses genoux. Sarah emmène le mobile dans ce déplacement, le regard fixé sur le jouet. Sa mère la serre contre elle et lui caresse les mains. Le regard de Sarah suit le mobile, mais se pose de temps à autre furtivement sur sa mère dont elle va également frôler et caresser les mains. L’attention de l’enfant se détourne quelques instants du jouet et la mère rapproche son visage. En réponse celle-ci se raidit et se concentre à nouveau sur le mobile.
    Sa mère l’installe alors sur ses genoux, adossée contre sa poitrine, face au jouet auquel Sarah peut ainsi se consacrer totalement. La mère patiente tandis que Sarah essaye d’attraper le mobile qui va et vient, se dérobe quand on cherche à le saisir (…)
    Puis la mère se dirige vers la table de change en portant Sarah, suivie de l’auxiliaire. Le contact mère-fille est long à s’établir, tant du fait de la dispersion de la mère qui parle avec l’auxiliaire de la journée de Sarah, que de l’évitement de l’enfant. Sarah paraît attentive aux voix des deux femmes qui s’entremêlent. Lorsque sa mère s’adresse de nouveau à elle Sarah manifeste de la joie et lui tend enfin les bras. »

    Ce n’est que petit à petit, sens après sens, « feuillet après feuillet », que le bébé retrouve sa mère : d’abord celle qu’elle reconnaît de suite, celle qu’elle voit de loin, puis vraisemblablement son odeur, la tonalité de sa voix, ensuite son portage, sa manière d’être tenue, mais ce n’est que très tard que le contact œil à œil arrive à s’établir.

    La souplesse de l’attention présente dans l’interaction habituelle entre le bébé et sa mère fait place ici à une mise en relief des différentes « enveloppes » du bébé. Le travail d’attention emprunte les différents canaux sensoriels du nourrisson.

    Notons à deux reprises le va-et-vient explicite de l’attention de Sarah, du mobile à sa mère, c’est-à-dire de l’expérience qu’elle vivait à la crèche à l’expérience « connue », re-connue avec sa mère. L’enfant aurait pu faire ces va-et-vient avec une personne de la crèche.

    Si ce va-et-vient se perçoit au niveau de l’activité du regard on peut penser qu’il est aussi présent au niveau des autres sens, comme celui du toucher. La mère est ici très patiente, mais malgré tout elle provoque le raidissement de sa fille quand elle veut aller plus vite dans les retrouvailles et la prendre. Cette avancée tactile de la mère risque de rompre le travail de lien que Sarah a entrepris. La sollicitation plus directe de l’objet sur ce point menace son identité du bébé, sa « frontière », comme si elle devait résister à un envahissement.

    Sarah hésite à pleinement reconnaître sa mère, à se laisser aller au désir de la retrouver, de la prendre (et/ou à être prise). Lors de ces retrouvailles, le fantasme d’une vengeance par rapport à l’objet pourrait surgir : selon la loi du talion elle pourrait éprouver le désir de mettre en pièce sa mère. Cette interprétation est plausible mais elle ne paraît pas suffisante car tout aussi simultanément Sarah éprouve le plaisir du retour de sa mère. Il y a ici la juxtaposition, la confluence de deux courants différents, la colère, le plaisir, donc un risque de neutralisation du sens de l’émotion, négative ou positive. Ceci est source de tensions.

    Ces tensions sont parfois accentuées quand la mère se rapproche trop vite de son bébé. Quand sa mère se rapproche trop, il y a un risque d’envahissement comme lorsqu’une mère se précipite sur son bébé pour l’embrasser sans que celui-ci puisse être déjà dans une relation. Le monde interne de Sarah risque d’être envahi par cette expérience de retrouvailles, dans un déni des écarts et un risque de brouillage de son identité. Sarah hésite à pleinement reconnaître immédiatement sa mère car son attention va et vient entre différents ordres de réalité, l’expérience dans laquelle elle était plongée, la perception actuelle de sa mère et ses ressentis internes afférents.

    Sarah doit faire un travail de lien pour différencier ce qui vient du dehors de ce qui vient du dedans et pour ne pas confondre ses sentiments internes et sa perception. Dans cet enjeu la sensorialité peut devenir un recours quand la communication émotionnelle avec sa mère est en défaillance. Le Sujet Sarah ne peut intégrer son expérience (la « subjectiver ») que si elle rencontre d’autres sujets, sa mère et le personnel de la crèche pour rendre vivante cette expérience.

    Dans cette situation, j’ai mis l’accent sur le travail psychique du bébé, mais il va de soi que la mère réalise parallèlement un travail similaire. Appréhension avant de venir, joie immense de retrouver, revoir son bébé lui souriant, résister à l’envie de le prendre de suite, inquiétude qui pointe devant sa réaction, peur, voire panique possible face à des sentiments d’abandon, de culpabilité ou de rejet, réassurance, plaisir devant le contact retrouvé.

    ….

    III UN TRAVAIL DIFFICILE A CONTENIR, EXEMPLES

    Trois exemples peuvent illustrer les difficultés auxquelles les équipes ont à faire face :

    • la séparation précoce reste comme nous l’avons vu au début un enjeu de taille car les angoisses de séparation du bébé ne sont pas directement perceptibles par les adultes,
    • la violence et l’agressivité ont toujours été un défi pour les collectivités, vraisemblablement car l’enfant ainsi montré du doigt semble dédouaner la collectivité de sa propre agressivité
    • des situations limites enfin, car elles ne sont pas initialement prévues par l’institution : faire face à la précarité de certaines familles qui ont besoin également d’autres soutiens.

    1. Difficultés à contenir les enjeux des séparations les plus précoces

    Tout récemment trois situations de bébés quasi identiques. Même crèche, situation similaire d’accueil, un effort tout particulier pour assurer le suivi.

    1) Noé il est rentré à 5 mois, « il va bien », dit-on tout de suite, il nous regarde bien, il sourit. Pour le biberon il a réagit, froncé les sourcils etc. Un mois plus tard, le même tableau est décrit, il va bien, souriant. J’apprends cependant qu’il a, de naissance un problème cardiaque et qu’il devra vivre avec. Par ailleurs la puéricultrice décrit comment la mère était contente de la confier à la crèche. Dans la famille il y a eu au début de sa grossesse un décès, son propre frère. Ses propres parents, les grands-parents de Noé sont ainsi complètement centrés sur lui. J’essaie d’apprendre des détails sur lui, il s’endort dans le parc de la salle de jeu, il aime bien entendre du bruit, etc. mais finalement il semble assez hypotonique, s’abandonnant aux situations, peu souvent dans un état d’éveil d’alerte. Il est convenu de plus l’observer.

    2) Enguerrand, il est entré à 3 mois, « le bébé » comme dit sa mère, il fait de longue journée, s’endort dans sa poussette etc. Un mois plus tard, ce sera surtout l’altercation de la mère dont on me parlera. Sa mère a expliqué à une puéricultrice qu’elle a dû passer de 180 à 210 grammes pour son biberon car il avait trop faim. Elle lui donne toutes les 2, 3 heures, la puéricultrice explique qu’à la crèche c’est toutes les 4 heures et que cela se passe bien. Dans le cahier elles notent tous ces changements, de même qu’ils sont dits aux grands-parents quand ils viennent le chercher. Un jour la mère interpelle assez vigoureusement la puéricultrice « Enguerrand est affamé, vous avez renvoyé à ma mère qu’il attend bien son biberon et bien moi je vous renvoie qu’il a très faim !» La puéricultrice est un peu sonnée, mais ne perd pas pied, elle explique qu’il a deux comportements différents, que ce n’est pas grave. Suite à cela, dans la réunion on note que la mère n’est plus revenue, mais on s’aperçoit qu’elle a repris le travail et changé ses horaires, ce ne serait pas pour cela qu’elle ne reviendrait pas.

    Enguerrand gazouille bien, il est souvent dans le transat, mais peu encore sur le tapis. Je demande s’il peut prendre un hochet. Elles essaient de se rappeler « quand il perd son nounours il le réclame », disons qu’il se manifeste, car il ne tend pas les bras vers lui, une puéricultrice se rappelle qu’il ne peut se saisir du petit hochet qu’elle lui a tendu.

    Enguerrand a réagit aux différences crèche/maison, notamment par un comportement alimentaire différent. Cela s’est discuté, de manière un peu animée, mais sans que le contact avec la mère soit fragilisé. Enguerrand est un peu encore « dans sa bulle » mais semble avoir de bons moments d’éveil.

    3) Anissa, elle est venue à 4 mois. Elle a beaucoup pleuré. Au début elle ne regardait pas la puéricultrice pendant la prise de son biberon, maintenant elle dit qu’elle a tenu son doigt. Elle dort par contre toujours peu à la crèche, mais elle fait de longues nuits. Sa semaine est un peu compliquée, plusieurs personnes se relaient pour l’amener ou venir la chercher. Sa grand-mère notamment la récupère en fin de journée et l’amène chez elle pour lui donner son repas et son bain avant la venue de la mère. Après discussions elle va la ramener directement à la maison de Anissa, de manière à réduire un peu les changements. Anissa apparaît assez attentive à son environnement, elle rend les hochets qu’on lui tend et les explore.

    Ces trois bébés viennent d’arriver. À la réflexion il y a entre eux des différences de taille : Noé n’a pas encore « attéri », Enguerrand est encore dans le maintien d’une « bulle protectrice », Anissa commence des mouvements en direction de son environnement. Du point de vue des alliances on pourrait penser qu’il y a plus de point commun entre Noé et les personnes de l’équipe, il y a d’ailleurs beaucoup d’échanges entre eux, ces alliances, nécessaires se consolident quand on apprend le problème somatique du bébé. Pourtant, paradoxalement il y a peu d’échanges sur la différence entre crèche et maison, Noé est un peu trop décrit comme un bébé toujours souriant, n’est-ce pas pour lui un mode d’être avec les gens, qui lui permet de rester un peu en retrait des relations ? Pour les deux autres enfants ces échanges ont pu se produire et le bébé semble plus « rassemblé » et en liens à la crèche.

    2. Difficultés à contenir les comportements agressifs

    Dans une crèche un enfant cristallise sur lui tous les reproches, on pense même à l’exclure. Sur lui, sur sa famille, convergent toutes les critiques, insupportable il peut devenir le bouc émissaire, tel un paratonnerre il « ramasse » tout le négatif d’un groupe ou d’une équipe.

    Il y a un divorce entre famille et crèche, un risque de rupture irréversible. Il s’agit pourtant d’un phénomène institutionnel, si l’enfant part, un autre prend peu après sa place. La raison principale, une difficulté pour l’équipe à reconnaître, contenir et transformer des souffrances chez l’enfant.

    Frédéric, Michael et Jérémie ont tous été dans une crèche différente, par leurs comportements ils ont suscité des sentiments d’exclusion. Violents avec les autres enfants en les poussant, les mordant ou en lançant des projectiles, ils ont été difficilement contenus par les accueillants. La réprimande, la compréhension, la douceur, ils semblent inatteignables, ils répètent malgré eux ces agressions, gardant le personnel sur le « qui – vive ». Les contacts avec les parents, plus particulièrement la mère, sont difficiles : « ça ne passe pas », il y a un défaut d’empathie à leur égard et ils sont l’objet de critiques acerbes : « sa mère ne s’occupe pas de lui, elle le laisse à la crèche quand elle ne travaille pas, il fait de longues journées, c’est le premier arrivée, le dernier parti, après le week-end c’est l’horreur etc ». Un discours accusateur se développe contre eux, bien que s’appuyant sur des éléments de réalité, ces idées ne sont pas discutées avec le parents. En fait il y a souvent très peu de relations avec eux, l’évitement domine.

    Jérémie est dans une crèche classique. Ses actes ne sont pas si violents, il mord cependant dès son arrivée à 15 mois à la crèche. C’est l’incompréhension de sa place à la crèche qui me paraît le plus significatif. Un petit frère est né, il a été en couveuse « entre la vie et la mort », « on aurait dit un rescapé de Buchenwald » me dit son père, la mère dit ne pouvoir le garder à la maison que si Jérémie, l’aîné, va à la crèche. La directrice a vécu comme un chantage cette demande d’une place et dès son arrivée il y a eu un accrochage avec le médecin à propos de ses soins. J’ai vu à ce moment les parents, ils étaient beaucoup préoccupés par le dernier-né, ils parlent de racisme pour l’hôpital (ils sont juifs), les relations avec la crèche ne se sont ensuite pas envenimées mais elles ont été évitées (ils déléguaient une tante pour venir chercher Jérémie).

    Les agressions de Jérémie se sont seulement estompées quand l’équipe excédée s’est réuni et a parlé de ses observations. Il était devenu la « terreur » du groupe, aussitôt qu’une bêtise était faite les autres enfants disaient que c’était Jérémie et même les autres parents le désignaient ainsi. La directrice a pensé ne plus le garder, il est resté finalement un an en s’intégrant plus au groupe, ses parents l’ont enlevé ensuite pratiquement du jour au lendemain.

    Jérémie a surtout été dans l’incompréhension de ce qu’il se passait, le peu de dialogue avec les parents et la difficulté de l’équipe par rapport à ses actes ont contribué à ce problème.

    Pour les deux autres enfants, Frédéric et Michael, le même « étiquetage » et un comportement agressif. Frédéric a dû partir prématurément de la crèche, il faut dire que dans cette crèche, dans cette section, il y a de cela près de 20 ans, régulièrement un enfant était désigné comme « le cas » de la crèche alors que l’équipe n’arrivait pas à se réunir et à penser sa pratique.

    Mickael a pu être contenu, dans une réunion de parent sa mère a exprimé sa difficulté, le personnel a aussi revu l’organisation de la salle de jeu. Dans ces deux exemples si l’enfant d’une certaine manière recherche la confrontation avec un autre car il est en difficulté de repères, les problèmes présents dans l’institution, dans le groupe de la salle de jeu, dans l’équipe du personnel n’ont fait qu’accentuer cette situation vulnérable.

    Ces trois enfants ont eu des difficultés pour jouer, leur violence était une tentative maladroite pour établir une communication, elle a été différemment supportée et psychiquement contenue à un moment par l’équipe d’accueil. Cette violence est entrée en écho avec l’intolérance narcissique de quelques personnes de l’équipe, puis de l’ensemble de celle-ci. Les différences culturelles ne sont pas ici à l’origine de ce processus bien qu’elles puissent apparaître comme telles.

    3. Difficultés de contenir des « situations limites »

    L’aide à la parentalité, la fonction sociale de soin, voire de placement, que remplit de plus en plus les lieux d’accueil les confrontent à des situations difficiles à contenir.

    Le père de Wassime, 5 mois, a besoin d’une place, il cherche du travail, il fait cette demande à la crèche en étant conseillé par la PMI. Est-ce qu’une place va être accordée à Wassime sur cette base ? Par ailleurs il dit que sa femme ne travaille pas mais qu’elle ne peut pas s’occuper du bébé, elle reste couchée au domicile. Contact pris avec la PMI, la mère de Wassime est connue comme très en souffrance (elle n’arriverait pas à s’occuper de son bébé, ceci en rapport avec l’histoire d’un bébé mort dont elle n’arriverait pas à faire le deuil ?). Aucune autre aide familiale n’est présente autour de ce bébé. Bref, Wassime vient à la crèche pour aider son père à trouver du travail, ou pour pallier une grave difficulté de sa mère pour assurer sa maternalité ? Il y a là une ambiguïté qui peut être la source de confusion et de dénis. Le contrat qui pourrait s’installer entre famille et crèche sur la base du travail du père risque de recouvrir un « pacte », le non-dit sur un bébé en difficulté, dont il sera ensuite difficile de s’extraire.

    Le professionnel peut être pris dans une situation paradoxale. Le père réclame plus de place pour Wassime alors que sa mère qui devait se faire hospitaliser en psychiatrie refuse d’y aller. Aucun soin à domicile n’est envisagé. La crèche peut-elle simplement répondre à sa demande sans mettre en jeu la santé de Wassime ? Ce bébé est fuyant, il n’exprime pas ses émotions, ni aux moments des séparations ni à d’autres moments, il est décrit comme « bizarre » et lève très souvent le bras devant ses yeux comme pour se protéger. Il y a le risque d’un pacte autour de Wassime, si on n’envisage pas les difficultés sérieuses de sa mère et les risque de carence pour lui. Il y a un déni sur des souffrances qui ne sont pas reconnues. Le pacte procède par déni de la souffrance, il soude les partenaires entre eux en les empêchant ainsi de se différencier et de changer.

    Le lieu d’accueil est venu en place de la famille, il est pris dans les même tourments et les mêmes difficultés à penser la souffrance (ainsi on entend « oh, mais cela va passer en grandissant, oh mais il y a son père », sans voir que le bébé souffre et ne reçoit pas d’aide). L’alternative semble être : ou rompre le pacte, et mettre encore plus en danger l’enfant, ou se satisfaire de ce statu quo mais rester impuissant devant l’état d’un enfant en détresse. Ce qui n’arrive plus à se penser dans la famille tend à mettre l’institution dans une impossibilité équivalente à penser les difficultés du bébé.

    Il faut au contraire dépasser le pacte, construire de nouvelles alliances et établir un nouveau contrat (narcissique) avec le bébé. La crèche a transmis son inquiétude à la PMI, elle-même en rapport avec l’assistante sociale du secteur sur le quartier, pour les alerter sur une situation familiale désastreuse. Les parents ont finalement accepté une famille d’accueil pour Wassime, un mode plus adapté à la situation de ce bébé.

    Quelques mois après nous apprenons que la mère a pu se faire soigner et qu’elle est maintenant plus apte à assurer son rôle, Wassime rentre à la maison et elle sollicite de nouveau la crèche, mais cette fois le contexte a changé.

    Le lieu d’accueil ne peut pas fonctionner « en contrebande » comme un lieu de placement sans que cela ne devienne un risque pour l’enfant. Il peut bien sûr s’avérer très positif et salutaire quand par contre tout un dispositif inter-institutionnel est construit avec les parents. Cela suppose par contre tout un travail entre professionnels.

    EN CONCLUSION, STRUCTURATION DU TRAVAIL ET CONGE MATERNITE

    En conclusion, je retiendrais deux facteurs opposés qui ont actuellement une incidence sur la qualité de l’accueil.

    1. La fonction à contenir des équipes s’est d’autant plus développée ces dernières années que les équipes peuvent s’appuyer sur des dispositifs variés pour assurer leurs tâches : réunion régulière d’organisation, réunion d’analyse des pratiques avec un psychologue, temps d’observation des bébés avec discussion, travail avec les parents, concertation avec les autres services du soin mentale, de la PMI ou des services sociaux etc. Tous ces dispositifs ne peuvent tenir que si l’équipe admet une interdisciplinarité en sein, l’aide de spécialistes comme les psychologues, le recours à la formation et le travail régulier en partenariat. Les contrats enfance gérés par les CAF ont permis ces dernières années de mettre aussi l’accent sur la qualité de l’accueil, souhaitons que cela se poursuive.
    2. La durée très courte du congé maternité maintient une situation difficile. Cette tendance est la plus ancienne, elle est historique et constante. La crèche dépend de la durée du congé maternité, qui est en France ridiculeusement court, chacun sait qu’un bébé n’est pas prêt à se séparer à 2 mois et demi, 3 mois. Pourquoi persévère-t-on dans cette voie ? Le coût est pourtant énorme. Quand un nouveau-né arrive le travail des professionnels est décuplé pour faire face à ses besoins, les parents ne sont pas prêts à le confier, pour le bébé, à 3 mois, la séparation est dix fois plus difficile qu’à 8 mois, contrairement à ce qui se disaient 30 ans en arrière. Il ne s’agit pas bien sûr de renvoyer les femmes à la maison, mais notons que les pays européens comme le Danemark ou la Finlande qui ont mis l’accent sur la qualité des lieux d’accueil et le travail des femmes ont également instauré un congé maternité plus long. En France le Plan petite enfance de 2006 est arrivé à …assouplir les modalités du congé maternité ! Merveilleux, la mère peut « choisir » de prendre « ses congés » avant ou après la naissance : prolonger le travail jusqu’au dernier mois pour permettre de passer de 2 mois et demi à 3 mois l’âge de le confier !

    Il n’y a pas de contradiction à promouvoir l’allongement du congé maternité avec l’amélioration de lieux d’accueil, bien au contraire ! Le multi-accueil qui se développe ne représente pas les mêmes enjeux selon l’âge des bébés. Il en va de même pour les parents et les tensions liées à recherche d’un lieu d’accueil et aux problèmes d’organisation qui en découlent.


    Références commentées

    • MELLIER D., L’inconscient à la crèche. Dynamique des équipes et accueil des bébés, Erès (3e édition révisée 2004), 2000.
      L’analyse du problème du changement institutionnel, très documenté et illustré (un glossaire pour se familiariser avec la psychanalyse des groupes et des bébés), la fonction contenante est le concept central qui a permis «d’organiser» ce livre.
    • MELLIER D. (éd.), Observer un bébé: un soin, Toulouse, Erès, 2001.
      Sur la fonction de l’attention présente dans l’observation et sa place dans différents lieux: néonatalogie, pouponnière, crèche, handicap, lieu d’accueil, centre maternel).
    • MELLIER D. (éd.), Vie émotionnelle et souffrance du bébé, Dunod, Paris, 2002 (2e édition 2004).
      La mise en place d’une nouvelle compréhension intersubjective du soin psychique avec le bébé et au-delà avec les enfants et les adultes, l’expression émotionnelle apparaît comme centrale pour la «santé» du bébé (avec C. Athanassiou, C. Dolto, B. Golse, O. Avron, M. Monmayrant, R. Roussillon, etc. et un texte central de Selma Fraiberg sur les défenses primitives, non verbales)
    • MELLIER D., «Le rôle de l’émotion dans l’agir chez le très jeune enfant. A la crèche, des enfants qui étaient témoins de violence parentale», Perspectives psychiatriques, 42, 2, avril-juin, pp.77-82, 2003.
      Un article pour comprendre comment l’enfant agressif tente, parfois en faisant pleurer l’autre, de retrouver une émotion qu’il n’arrive pas à ressentir en lui-même.
    • MELLIER D., Les «bébés en détresse». Travail de lien et intersubjectivité. Une théorie de la fonction contenante, Paris, PUF. 2005.
      Un livre de synthèse sur le travail de lien et la fonction à contenir.
    • MELLIER D., «Le « monde » des bébés à la crèche», Spirale, 38, pp.93-101, 2006.
      Un article qui tente d’illustrer la difficulté à concilier les différents âges ou «mondes» de l’enfant dans les lieux d’accueil..

    Denis Mellier, Psychologue clinicien, psychothérapeute, Maître de conférences, Habilité à dirigé de recherches, Institut de Psychologie, Centre de recherche en psychopathologie et psychologie clinique (CRPPC) à l’Université Lumière-Lyon 2., formateur à l’observation du bébé selon E. Bick, membre de la Société Française de Psychothérapie Psychanalytique de Groupe

    Institut de psychologie, CRPPC, Université Lumière Lyon 2
    C.P. 11 5, avenue P. Mendès-France F-69676 BRON cedex
    Denis.Mellier@univ-lyon2.fr

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