• Consolidation de l’individualité et débuts de la permanence de l’objet émotionnel

    article issu de : http://psycha.ru/fr/mahler/1975/

    Consolidation de l’individualité et débuts de la permanence de l’objet émotionnel

    Du point de vue du processus de séparation-individuation, la tâche principale de la quatrième sous-phase se présente en deux volets : 1) l’acquisition d’une individualité bien définie, et, sous certains aspects, pour toute la vie, et 2) la réalisation d’un certain degré de permanence de l’objet.

    En ce qui concerne le self, il y a une structuration extensive du moi, et des signes précis de l’intériorisation des demandes parentales, qui indiquent la formation des précurseurs du surmoi.

    La réalisation de la permanence de l’objet affectif (émotionnel) [Hartmann, 1952] dépend de l’intériorisation graduelle d’une image intérieure de la mère, image constante et investie d’énergie positive. Pour commencer, cela permet à l’enfant de fonctionner séparément (dans un entourage familier ; par exemple, dans notre pièce des bambins), en dépit d’un certain degré, modéré, de tension (aspiration) et d’inconfort. La permanence de l’objet émotionnel sera, bien sûr, fondée, en premier lieu, sur l’acquisition cognitive de l’objet permanent ; mais tous les autres aspects du développement de la personnalité de l’enfant participent également à cette évolution (voir McDevitt, 1972 '). La dernière sous-phase (en gros, la troisième année de la vie) est une période extrêmement importante, du point de vue du développement intrapsychique : un sentiment stable d’entité (limites du self) y est atteint. Une consolidation primitive de l’identité sexuelle semble également s’opérer pendant cette sous-phase.

    Mais la permanence de l’objet implique plus que le maintien de la représentation de l’objet d’amour absent (Mahler, 1965 a ; Mahler et Furer, 1966). Elle implique également l’unification du « bon » et du « mauvais » objet en une seule représentation globale. Cela favorise l’intrication des pulsions agressives et libidinales, et tempère la haine de l’objet, lorsque l’agressivité est intense. Notre conception de la permanence de l’objet libidinal se rapproche de très près (nous la croyons même identique) de celle de Hoffer, même si elle est formulée autrement. Hoffer (1955) a dit que la permanence de l’objet doit être considérée comme le dernier stade du développement d’une relation d’objet mature. Elle a un impact particulier sur le destin des pulsions agressives et hostiles. Dans un état de permanence de l’objet, un objet d’amour ne sera pas rejeté ou échangé contre un autre, s’il ne peut plus donner satisfaction ; dans cet état, la nostalgie de l’objet subsiste toujours, et celui-ci n’est pas rejeté (haï) comme étant insatisfaisant simplement à cause de son absence.

    La lente réalisation de la permanence de l’objet émotionnel est un processus complexe et surdéterminé, impliquant tous les aspects du développement psychique. Les principaux facteurs déterminants sont : 1) la confiance et l’assurance, acquises grâce à l’expérience répétée du soulagement de la tension de besoin

    t. J. B. McDevitt a longuement élaboré, dans ses travaux et discussions inédits, les critères pour déterminer la permanence de l’objet libidinal, dans le sens utilisé ici.

    par un agent de satisfaction des besoins, et ce, aussi précocement qu’à la phase symbiotique. Au cours des sous-phases du processus de séparation-individuation, le soulagement de la tension de besoin est graduellement attribué à l’objet total (la mère), source de satisfaction des besoins, et ensuite transféré, par le moyen de l’intériorisation, à la représentation intrapsychique de la mère ; et 2) l’acquisition cognitive de la représentation symbolique intérieure de l’objet permanent (au sens de Piaget), de l’unique objet d’amour, la mère. Bien d’autres facteurs sont impliqués, tels les dons et la maturation pulsionnels et innés, la neutralisation de l’énergie pulsionnelle, l’épreuve de la réalité, la tolérance à la frustration et à l’angoisse, et ainsi de suite.

    Ce n’est que lorsque la permanence de l’objet se trouve bien amorcée - ce qui, selon notre théorie, ne semble pas se produire avant la troisième année -qu’il peut y avoir, pendant son absence physique, substitution, au moins partielle, à la mère, grâce à la présence d’une image intérieure fiable qui demeure relativement stable, indépendamment de l’état de besoin pulsionnel ou d’inconfort intérieur. Sur la base de cette réalisation, une séparation temporaire peut être prolongée et mieux tolérée. L’acquisition de la permanence de l’objet et de l’« image mentale » de l’objet, au sens de Piaget, est un préalable nécessaire, mais non suffisant, à l’acquisition de la permanence de l’objet libidinal. D’autres aspects de la maturation et du développement des pulsions et du moi participent à la lente transition depuis une relation d’amour ambivalente, plus primitive, qui n’existe qu’en tant qu’elle satisfait les besoins, jusqu’à une relation plus mature (et, dans le cas idéal et rarement atteint, postambivalente), c’est-à-dire la relation à l’objet d’amour sous la forme d’un échange (donner-recevoir) mutuel, propre à l’enfant d’âge scolaire et à l’adulte.

    Avant de poursuivre, quelques mots s’imposent au sujet du travail de Piaget sur la « permanence de l’objet » (Piaget, 1937 [2003] ; voir également Gouin-Décarie, 1962) et de notre propre utilisation du terme permanence de l’objet. Le travail de Piaget a clairement montré que le développement de la permanence de l’objet se faisait vers l’âge de dix-huit à vingt mois, et qu’elle se trouvait raisonnablement bien établie à cette époque. Mais ses travaux mettent l’accent sur les objets physiques, inanimés, et investis de façon transitoire. Ce développement se fait-il au même rythme, en ce qui concerne l’objet libidinal, la mère ? D’après nos découvertes, nous devons certainement répondre à cette question par la négative. Il existe au moins deux différences majeures entre l’objet libidinal et les objets étudiés par Piaget : 1) l’enfant est en contact permanent avec l’objet libidinal, c’est-à-dire la mère ; et 2) ces contacts se produisent souvent dans des conditions de grande efflorescence - d’aspiration, de frustration, de gratification, d’excitation. La mère, comme « objet » au sens psychanalytique du terme, c’est-à-dire quelque chose par lequel se réalise une gratification pulsionnelle, représente beaucoup plus qu’un « objet », au sens purement physique et descriptif. Nous croyons que la répétition du contact et l’intensité de l’efflorescence rendent compte des différences dans le rythme d’acquisition de l’idée de permanence (voir Bell, 1970 ; Fraiberg, 1969 ; McDevitt, 1971, 1972 ; Pine, 1974).

    Mais l’effet du statut libidinal de l’objet sur le rythme d’acquisition de l’idée de sa permanence n’est, en aucune façon, clair. L’un de nous a suggéré que « l’augmentation de l’apprentissage et de l’inscription de souvenirs, qui peut se produire sous certaines conditions d’efflorescence optimale (c’est-à-dire un état pulsionnel qui n’atteint pas des dimensions trau-matiques) et à condition qu’il y ait répétition, peut solidifier certains aspects de la représentation intérieure de l’objet libidinal, même avant l’âge de dix-huit à vingt mois » (Pine, 1974). McDevitt (1972, inédit) suggère par ailleurs, même à propos de la période suivant celle de dix-huit à vingt mois, que « la représentation mentale de la mère peut être tellement secouée par les sentiments de violence et de colère que la stabilité de cette image, du moins quant à son aspect libidinal par opposition à l’aspect cognitif, en soit rompue » (voir aussi les chapitres v et vi, p. 115-184). Ce que Bell (1970) a montré expérimentalement est fort intéressant : les nourrissons qui connaissent des relations harmonieuses avec leur mère développent une « permanence de la personne » avant une « permanence de l’objet », alors que l’inverse est vrai, lorsque la relation n’est pas harmonieuse. (Nos travaux ont amplement illustré cela.) Ainsi, « la présence de liens libidinaux et agressifs intenses à l’objet peut... rendre compte de l’acquisition plus rapide et moins figée de la représentation permanente de l’objet permanent » (Pine, 1974 ; voir également L. Kaplan, 1972).

    Tout cela suggère que le développement de la permanence de l’objet libidinal est un processus complexe. En général, cependant, la permanence de l’objet est suffisamment établie chez l’enfant normal de trois ans : c’est ce qui est représenté socioculturellement par le choix de l’âge de trois ans comme moment où l’enfant est prêt à entrer en maternelle (cf. A. Freud, 1963).

    Cette quatrième sous-phase du processus de sépa-ration-individuation n’est pas une sous-phase au même sens que les trois autres, puisqu’elle ne connaît pas de fin.

    Nous voyons un changement majeur, bien qu’encore relatif, entre les phénomènes de la sous-phase de rapprochement, avec ses difficultés plus ou moins grandes au moment des adieux et sa capacité accrue de jouer, séparément de la mère, et les indices de ce que l’enfant peut, de plus en plus aisément, garder automatiquement, pendant son absence, l’image de sa mère (« la bonne mère »). Mais ces changements n’atteignent jamais un point final, unique et définitif29.

    Il nous est apparu que l’enfant, à mesure que se déroule cette sous-phase, est, en général, capable à nouveau d’accepter la séparation d’avec la mère (comme il le faisait au cours de la période des essais) ; en fait, lorsqu’il est absorbé dans son jeu, il semble préférer rester dans la pièce des bambins, sans sa mère, plutôt que de quitter cette pièce, avec sa mère. Nous considérons que c’est là un signe du début de l’acquisition de la permanence de l’objet émotionnel. Cependant, de nombreux processus fort complexes, conflictuels ou aconflictuels, semblent se dérouler chez l’enfant au cours de sa troisième année, ce qui fait de la permanence de l’objet une réalisation encore plutôt fluctuante et réversible. Cela demeure une question de degré30, comme Hartmann l’a communiqué à l’un de nous (Mahler). Cela dépend du contexte de plusieurs autres facteurs du développement, de l’état dominant du moi et de la réponse affective de l’entourage à ce moment. C’est ce que nous allons maintenant illustrer.

    Nous allons décrire le comportement de trois enfants le jour où l’on demanda à leur mère, après des explications adéquates, de se retirer dans leur coin de la pouponnière et de laisser, plus systématiquement, leurs bambins sous la surveillance de la jardinière de la pièce des bambins. Ici, comme dans les cas rapportés précédemment, un comportement propre à la phase en cours et des variantes marquées du sceau individuel caractérisent chaque cas.

    Trois bambins seniors (de vingt-six à vingt-huit mois) avaient été promus dans la pièce des bambins, qui leur était devenue très familière. Son attrait avait joué sur eux pendant des mois, mais ils ne pouvaient, sans conflit, laisser leur mère dans la pouponnière, et réclamaient sa présence dans la pièce des bambins. Après avoir demandé aux mères de se retirer dans la pouponnière, adjacente et facilement accessible, nous avons pu observer, d’une part, la réaction des bambins à une séparation mineure, et, d’autre part, du côté des pères, leur facilité et leur manière de se séparer de leurs enfants qui fonctionnaient maintenant de façon beaucoup plus indépendante (chapitre n, p. 53-57).

    La première petite fille, pour qui sa mère avait eu une disponibilité émotionnelle optimale - rétrospectivement nous dirions maximale - au cours des sous-phases antérieures, semblait avoir progressé plus loin que les autres enfants en termes de permanence de l’objet. Nous croyions que l’image intérieure de la mère était investie positivement et sans ambivalence ; effectivement, l’enfant comprenait où se trouvait sa mère et se débrouillait fort bien durant ses brèves absences (qu’elle soit dans une autre pièce ou à l’extérieur du Centre), depuis l’âge d’environ vingt-cinq à vingt-six mois. Un jour, on demanda aux mères de demeurer dans la pouponnière et le membre du personnel qui était chargé de la pièce des bambins décrivit la première réaction de la petite fille comme suit : elle demeurait près de sa mère alors que celle-ci était assise avec elle dans la pièce des bambins. Lorsque sa mère quitta la pièce, elle se permit de s’intéresser de plus en plus au jeu proposé par le membre du personnel, et pendant un court moment, elle ne se préoccupa même pas de l’endroit où se trouvait sa mère. En fait, lorsque sa mère quitta la pièce, elle ne remarqua pas tout de suite son départ. Elle n’en prit conscience qu’au moment où elle dessina et devint très fière d’elle ; à ce moment, elle demanda plusieurs fois : « Où est maman ? » Nous croyons qu’à ce moment-là elle voulait partager son dessin avec sa mère (rapprochement), mais, puisque personne ne répondait à son appel, elle put continuer son dessin, et s’y impliquer encore davantage. (Dans notre description de la troisième année, nous verrons plus en détail à quel point les vicissitudes de la permanence de l’objet émotionnel sont encore délicates, complexes et sans fin, à cet âge.)

    Contrairement à cette petite fille, qui avait apparemment, à ce moment-là, acquis un haut degré de permanence de l’objet libidinal, un petit garçon avait souffert des déceptions précoces au sujet de sa mère. Il se comporta ce jour-là comme il l’avait fait les jours précédents, comme s’il détenait une image intérieure conflictuelle et ambiguë de sa mère, au point de désirer généralement l’éviter. Ce jour-là, il était tranquille et paisible depuis son arrivée au Centre. Comme à l’accoutumée, il s’adonna à des activités, mais à partir du moment où sa mère quitta la pièce, il connut de plus en plus un état « en sourdine », peut-être même légèrement déprimé. Il exprima son chagrin par sa façon de se tenir près de l’évier, apathique, désintéressé des jeux d’eau, pourtant l’une de ses activités préférées. Il ne demanda cependant pas sa mère, et ne parut pas remarquer son absence, mais ses yeux avaient une expression plutôt lointaine.

    La deuxième petite fille se comporta encore d’une autre manière. En général, sa tolérance au fait d’être laissée par sa mère était plutôt faible, même si la séparation était brève. Elle réagit au départ de sa mère à la fois immédiatement et intensément. Lorsqu’elle remarqua que sa mère s’apprêtait à partir, elle courut vers elle, s’accrocha à elle, gémissant et pleurant. Le membre du personnel lui suggéra de jouer avec une poupée avec laquelle elle avait eu beaucoup de plaisir la semaine précédente. Elle s’arrêta un moment de crier, serra la poupée contre son corps, et parut sur le point de s’amuser avec elle ; mais lorsqu’elle s’aperçut que sa mère ne restait effectivement pas, elle fut incapable de jouer avec la poupée. Au contraire, elle l’agrippa et pleura en courant après sa mère. Finalement, elle remarqua le visage familier de quelqu’un de notre équipe, dont la présence sembla la réconforter quelque peu. Elle demeura toutefois paisible pendant tout le temps que dura l’absence de sa mère. En d’autres termes, elle pouvait maintenir son équilibre émotionnel pendant un court moment, en l’absence de sa mère, en lui substituant une relation enfant-adulte sur le mode un-à-un. Il faut souligner que la crise du rapprochement jette encore son ombre sur le progrès du développement sur la voie de la permanence de l’objet émotionnel ; la progression est très souvent ponctuée de régressions, l’ambivalence interférant, de la façon la plus évidente, dans le processus des adieux, lorsque la « mère en chair et en os » est encore potentiellement là.

    Il est remarquable que, lorsqu’il y a une grande part d’ambivalence dans la relation, le départ de la mère réveille une somme considérable de colère et d’attente impatiente, exprimée ou non ; dans de telles conditions, l’image positive de la mère ne peut être maintenue. Les réactions des trois enfants au moment de la réunion avec leur mère révélèrent également des patterns extrêmement différents dans le développement de la permanence de l’objet. La première petite fille, qui semblait avoir gardé l’image positive de sa mère pendant l’absence de cette dernière, et qui avait pu se servir du jeu et de son attachement aux personnes familières pour apaiser son inquiétude, accueillit sa mère par des sourires ; elle lui adressa des gestes de bienvenue, en lui apportant des jouets, et semblait, d’une façon générale, vraiment heureuse de la revoir. Chez le petit garçon, il y eut absence d’affect approprié ; nulle manifestation de plaisir au retour de sa mère. La mère fit un commentaire sur le fait qu’elle n’avait pas manqué à son fils, il « s’en fichait » !

    Lorsque la deuxième petite fille vit revenir sa mère, elle réagit avec une ambivalence manifeste. Elle grimaça, puis tenta de sourire, mais eut l’air blessée et furieuse contre sa mère. On peut comprendre les éléments du comportement, qui sont les indices de ces variations dans le développement de la permanence de l’objet émotionnel, en étudiant la relation du nour-risson-bambin à sa mère au cours de la sous-phase antérieure de la séparation-individuation.

    La première petite fille avait eu la chance de connaître, dans les sous-phases antérieures, un maternage optimal, c’est-à-dire flexible et progressif, accordé à ses besoins changeants. Sa mère était patiente, compréhensive et constamment disponible émotionnel-lement au cours des deux premières sous-phases, et, lorsque cela fut approprié pour le développement

    - du moins le croyions-nous à l’époque - elle encouragea lentement sa fille dans le développement de son indépendance et de son fonctionnement autonome. En partie à cause de ses talents innés, et en partie grâce à l’interaction optimale mère-enfant de la phase symbiotique et des deux premières sous-phases du processus de séparation-individuation, la petite fille avait, au cours de sa troisième année, développé les caractéristiques suivantes : confiance fondamentale, assurance dans la mère et les autres, et un sain narcissisme secondaire avec une bonne estime de soi. Elle était définitivement en avance sur les autres du même âge, quant à son fonctionnement autonome secondaire du moi.

    Comme nous avons pu le voir dans les événements rapportés précédemment, cette enfant, à l’âge de vingt-cinq et vingt-six mois, savait très bien faire face aux absences de sa mère. Lorsqu’elle demandait sa mère, elle comprenait une simple explication concernant l’endroit où celle-ci se trouvait et cela la satisfaisait. Elle paraissait avoir une image intérieure de sa mère saine et satisfaisante et une représentation intrapsychique positive et investie avec confiance. Cela permettait un excellent fonctionnement autonome du moi, en dépit d’une légère détresse et d’une « nostalgie » provoquée par l’absence de sa mère.

    Nous allons voir, cependant, que, même chez cette petite fille, la permanence de l’objet libidinal, qui se développait si bien, ne put être maintenue face à des traumatismes de choc exceptionnellement graves et nombreux (p. 236-241).

    Nous avons été surpris, le jour où il fut demandé aux mères de demeurer dans la pouponnière, de voir avec quelle réticence la mère de cette petite fille se pliait à la requête, clairement expliquée, du chercheur principal, que les mères se retirent dans la pièce adjacente, facilement accessible, et laissent leurs enfants aller et venir à leur gré. (Pour la première fois, il nous apparut clairement que la mère de cette petite fille se rendait « disponible » non seulement de façon optimale, mais aussi de façon non adaptée à la phase et à un degré excessif.)

    Contrairement à cette mère qui se rendait trop aisément disponible, non seulement à la sous-phase de rapprochement, mais bien au-delà, la mère du petit garçon (que nous avons brièvement décrite précédemment) ne pouvait faire autrement que d’être imprévisible dans ses attitudes et tendances émotionnelles à l’endroit de son fils. Lorsque nous l’avons observé après que sa mère eut quitté la pièce des bambins, il semblait complètement absorbé dans un jeu d’imagination, avait sur son visage une expression tantôt calme, tantôt triste, manquait de la vivacité propre à cet âge, et ne s’impliquait pas avec les gens. Malgré cela, son fonctionnement autonome du moi demeurait excellent. En d’autres termes, il avait dû se fier, ce qu’il faisait effectivement, de façon trop essentielle et trop précoce, sur sa propre autonomie, supprimant, apparemment, son besoin émotionnel de soutien de la part de sa mère.

    La deuxième petite fille continuait de réagir aux adieux de sa mère avec beaucoup d’angoisse ; elle devenait triste, désolée et retirée. Les jours où elle n’était pas trop troublée, elle pouvait, en partie, faire face, en maternant activement la poupée, c’est-à-dire par identification avec sa mère. Autrement, elle devenait elle-même le bébé démuni, mangeant constamment, cherchant son observateur (mâle) préféré et s’appuyant contre lui, en tant que substitut de la mère-qui-satisfait-les-besoins, ou recherchant des gratifications autoérotiques et narcissiques, comme de se bercer violemment sur le cheval à bascule ou de se regarder souvent dans le miroir. Son angoisse de séparation et sa colère contre sa mère amenèrent une régression marquée, de type narcissique.

    Acquisition de l’individualité

    Puisque, à cette période, l’enfant apprend à s’exprimer verbalement, nous pouvons retracer certaines des vicissitudes du processus intrapsychique de séparation d’avec la mère, et les conflits y afférant, à travers le matériel verbal qu’il nous fournit et la phénoménologie de son comportement. La communication verbale, qui a débuté au cours de la troisième sous-phase, se développe rapidement au cours de cette quatrième sous-phase de la séparation-individuation, et remplace lentement les autres modes de communication ; le langage gestuel de tout le corps et l’affectivo-motilité demeurent cependant très présents. Le jeu devient plus orienté vers un but et constructif. Il y a un début de jeux d’imagination, de rôles et de faire semblant. Les observations concernant le monde réel deviennent détaillées et sont clairement incluses dans le jeu, il y a un accroissement de l’intérêt porté aux compagnons de jeux et aux adultes autres-que-la-mère. Un sens de la temporalité (et aussi des relations spatiales) commence à se développer, et, avec lui, une capacité plus grande de tolérer un délai dans la gratification et d’endurer la séparation. L’enfant de cet âge comprend des concepts tels que « plus tard », « demain », mais, de plus, il les utilise : ils sont expérimentés et polarisés à travers les allées et venues de sa mère. Nous pouvons voir beaucoup de résistance active aux demandes des adultes, un grand besoin et un grand désir (souvent encore irréaliste) d’autonomie (indépendance). Une résurgence d’un négativisme faible et modéré, qui semble essentiel au développement du sentiment d’identité, caractérise également cette sous-phase. (L’enfant est encore essentiellement dans la phase anale et la phase phallique précoce de son développement.)

    La quatrième sous-phase se caractérise donc par le déroulement de fonctions cognitives complexes : communication verbale, fantasmatisation et épreuve de la réalité. Au cours de cette période de différenciation rapide du moi, de vingt ou vingt-deux mois à trente ou trente-six mois environ, l’individuation se développe si rapidement que même une description superficielle dépasserait l’étendue de ce livre (Escalona, 1968). Qu’il suffise de dire que l’acquisition des représentations mentales du self, en tant que distinctement séparées des représentations de l’objet, ouvre la voie à la formation de l’identité du self.

    Dans les cas idéaux, l’investissement libidinal persiste, au cours de la seconde moitié de la troisième année, même en l’absence de satisfaction immédiate, et maintient l’équilibre émotionnel de l’enfant pendant les absences temporaires de l’objet.

    Au cours de la période de symbiose normale, l’objet, dans sa fusion narcissique, était perçu comme « bon » - c’est-à-dire en harmonie avec le self symbiotique - de telle sorte que l’identification primaire se faisait avec une valence d’amour positive. Plus la conscience de la séparation survient de manière non graduelle et abrupte, et plus les parents sont intrusifs et/ou imprévisibles, moins la fonction de modulation et de négociation du moi gagne de l’ascendant. C’est-à-dire moins aura été fiable et prévisible et plus aura été intrusive l’attitude émotionnelle de l’objet d’amour, dans le monde extérieur, plus il demeurera et deviendra un corps étranger non assimilé - un « mauvais » objet introjecté, dans l’économie intrapsychique émotionnelle (cf. Heimann, 1966). Dans l’effort pour éjecter ce « mauvais objet introjecté », les dérivés de la pulsion agressive entrent en scène ; et il semble se développer une propulsion accrue à identifier la représentation du self au « mauvais » objet introjecté ou, à tout le moins, à confondre les deux. Si cette situation survient pendant la sous-phase de rapprochement, alors l’agressivité peut déferler au point d’inonder ou d’emporter le « bon objet », et, avec lui, la représentation « bonne » du self (Mahler, 1971, 1972 a). L’indice en serait des accès de colère sérieux et précoces, et des tentatives accrues de forcer la mère et le père à fonctionner comme moi quasi externe. Bref, il peut en résulter une grande ambivalence qui continue à entraver le développement harmonieux vers la permanence émotionnelle de l’objet et un narcissisme secondaire sain. C’est ce qui arrive aux enfants chez qui une conscience, trop soudaine et trop souffrante, de leur faiblesse a entraîné une déflation trop soudaine de leur propre sentiment antérieur de toute-puissance autant que de la toute-puissance magique partagée des deux parents, au sens où l’entend Edith Jacobson (1954). Ce sont ces bambins qui, surtout pendant leur troisième année, manifestent une tendance à cliver le monde objectai en « bon » et « mauvais », et pour qui la « mère en chair et en os » (Bowlby, 1958), « la mère d’après la séparation » est toujours décevante, et pour qui la régulation de l’estime de soi est des plus précaires.

    Nous avons vu plusieurs de nos enfants reculer

    devant leur mère, ou manifester d’autres signes qui ont dû être interprétés dans le sens d’une sorte de peur érotisée d’être coincés par la mère qui cherchait, de manière enjouée, un contact corporel avec l’enfant. A la même époque, les ébats avec le père étaient souvent recherchés et appréciés. Ces comportements étaient, à notre avis, signes d’une peur d’être réenglouti par la dangereuse « mère d’après la séparation », investie narcissiquement par les enfants, mais contre laquelle ils se défendaient, certains de ces enfants semblant encore croire à sa toute-puissance, même s’ils avaient le sentiment que leur mère ne les laissait désormais plus partager ses pouvoirs magiques (Mahler, 1971).

    Les principales conditions de la santé mentale, du moins en ce qui concerne le développement préœdipien, reposent sur l’acquisition par l’enfant d’une capacité continue de maintenir et de restaurer son estime de soi, dans le contexte d’une relative permanence de l’objet libidinal. À la quatrième sous-phase, qui n’a pas de fin, les deux structures internes - la permanence de l’objet libidinal et aussi l’image du self unifié basée sur des identifications vraies du moi -devraient commencer. Nous croyons toutefois que ces deux structures ne représentent que le début du processus de développement en cours.

    La « mère interne », l’image intérieure ou représentation intrapsychique de la mère, devrait, au cours de la troisième année, devenir plus ou moins disponible, afin d’apporter un réconfort à l’enfant pendant l’absence physique de la mère. La base première de la stabilité et de la qualité de cette représentation intérieure de la mère est la relation réelle mère-enfant, comme nous avons pu le constater par le déroulement de l’interaction au jour le jour entre la mère et l’enfant. Il semblait que ce soit là le résultat des trois sous-phases précédentes. Cela ne marque, en aucune façon, un point final. Les descriptions détaillées des vicissitudes de la séparation-individuation, chez cinq enfants, nous feront voir, dans la troisième partie, comment ce petit être neuf, au cours de sa troisième année, prêt à faire agir son fonctionnement indépendant, dans son univers fort élargi, tente de franchir, sans la présence physique de la mère, les nouvelles tempêtes qui menacent, et même tantôt emportent, la structure interne, délicate et nouvellement formée, d’une relative permanence de l’objet émotionnel.

    Les menaces contre la permanence de l’objet libidinal et le fonctionnement individuel et séparé proviennent de plusieurs sources. D’abord, il y a la pression de la poussée maturative, qui confronte l’enfant à de nouvelles tâches lorsqu’il traverse la phase anale, avec les demandes qu’entraîne l’apprentissage de la propreté. Puis, avec le début de la phase phallique, l’enfant devient beaucoup plus conscient de la différence des sexes, et, parallèlement, fait l’expérience de l’angoisse de castration, selon une intensité variable.

    Les psychanalystes sont très conscients de la grande variété de négations, fantasmes, accusations et peurs par lesquels l’enfant tente de faire face à ces problèmes. Pour nous, il est important de voir comment ceux-ci affectent ces débuts de permanence de l’objet libidinal et d’investissement libidinal du self en voie d’indi-viduation.

    Nous avons décrit comment l’angoisse de castration, dès la seconde partie de la deuxième année, peut contrecarrer le développement et l’intégration saine des représentations du self (probablement, en premier lieu, le schéma corporel) et peut également contrecarrer les processus d’identification, investis d’énergie libidinale. L’accumulation de traumatismes (du développement), au cours de la phase anale et surtout phallique, peut constituer un blocage sur la voie de la permanence de l’objet, tout autant que sur celle d’une consolidation primitive de l’individualité de l’enfant.

    Ces événements, antérieurs et actuels, déterminent, de façon décisive, le style et le degré d’intégration de l’individualité de l’enfant de trois ans. Les deux réalisations - consolidation de l’individualité et permanence de l’objet émotionnel - sont facilement menacées par la lutte concernant l’apprentissage de la propreté et par la prise de conscience de la différence anatomique des sexes, coup dur porté au narcissisme de la petite fille et grave danger pour l’intégrité corporelle du petit garçon.

    Au moment de sa troisième année, il y a, dans la vie de chaque enfant, une constellation particulière qui résulte de l’expérience antérieure de la personnalité empathique, optimale ou moins qu’optimale, de la mère, ses capacités maternantes auxquelles il répond. Cette réponse ouvre sur le père et toute la constellation psychosociale de la famille de l’enfant. Ses réactions sont grandement influencées par des événements accidentels, mais ayant parfois un caractère fatal, tels que des maladies, des interventions chirurgicales, des accidents, des séparations d’avec la mère ou le père, c’est-à-dire des facteurs d’expérience. Des événements accidentels de cette sorte constituent, d’une certaine manière, le destin de chaque enfant et forment la substance dont seront faits les thèmes et les tâches, variés à l’infini mais aussi sans cesse renaissants, de sa propre vie.

    Lorsque nous décrirons les mouvements, croissants et décroissants, allant vers et s’éloignant de la permanence de l’objet émotionnel chez les cinq enfants dont nous avons suivi le développement à travers leurs conflits de rapprochement jusqu’à la fin de la troisième année, nous verrons les conflits et les luttes de chaque enfant concernant l’acquisition et le maintien de la permanence de l’objet libidinal, au cours de la quatrième sous-phase. Nous tenterons de déterminer jusqu’à quel point, si cela est possible, la lutte caractéristique de la sous-phase de rapprochement en vient à se terminer et/ou comment la résolution de la crise du rapprochement favorise ou entrave un progrès dans le sens de l’individualité (identité du self) et de la permanence de l’objet. Nous essaierons également de montrer la structure défensive, commençant et se solidifiant graduellement, de chaque enfant, de même que son style propre d’adaptation, c’est-à-dire sa façon de faire face à ses problèmes individuels (voir Mahler et McDevitt, 1968).


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