• Comment l'empathie vient aux enfants

    Dès la naissance, les bébés perçoivent les émotions de leurs proches. Mais si nous éprouvons de la tristesse, ils ne viendront nous réconforter que quatre ans plus tard. Psychologues et neurobiologistes se sont posé la question de savoir pourquoi l'empathie met tant de temps à s'épanouir.

    Scène de vie ordinaire dans une cour d'école. Emma, 4 ans, mange un pain au chocolat. Soudain, elle fait tomber sa viennoiserie et se met à pleurer. Pas longtemps. Agathe, 6 ans, lui tend la moitié de son goûter. Pitié, altruisme, compassion... les mots ne manquent pas pour décrire les motivations d'Agathe. Les psychologues du développement, eux, préfèrent employer le terme de « comportement prosocial », déclenché par l'empathie.

    « L'empathie est la capacité que nous avons à nous mettre à la place de l'autre pour comprendre ses émotions et ses sentiments », explique Jean Decety, de l'Inserm et de l'université de Washington à Seattle. Ce neurobiologiste est l'un des premiers à s'être intéressé aux bases cérébrales de l'empathie. « Une faculté importante pour la vie en société : l'empathie peut conduire à aider autrui. Mais se mettre à la place des gens permet éventuellement de les manipuler ou d'appuyer là où ça fait mal. »

    Des années de maturation du cerveau sont nécessaires avant que cette capacité s'exprime pleinement. L'enfant ne montre ainsi d'empathie - et ses corollaires : réconfort, jeux coopératifs... - qu'à partir de 4 ou 5 ans. Est-ce à dire que le bébé ne comprend pas les émotions des gens qui l'entourent ? Loin de là. Mais « il n'a pas encore les moyens cérébraux pour contrôler ses émotions et prendre de la distance avec autrui, appuie J. Decety. Or ce n'est qu'à cette condition que l'enfant peut se mettre à la place des autres sans perdre son identité ».

    Une foule d'expériences de psychologie illustrent le cheminement de l'enfant vers ce « plus de contrôle émotionnel » nécessaire à l'empathie. Audacieuses, certaines d'entre elles sont allées jusqu'à tester des bébés âgés... de quelques minutes ! Qu'ont-elles découvert ? Étonnamment, que l'éveil empathique commence dès la naissance. « Le nourrisson a une capacité innée à reconnaître implicitement que l'autre est semblable à lui. Une composante essentielle de l'empathie », note J. Decety.

    Imitateurs nés

    Cette information a été apportée au début des années quatre-vingt par les travaux d'Andrew Meltzoff, de l'université de Washington à Seattle. Ce psychologue démontre alors formellement ce que toute mère a décelé en grimaçant au-dessus du berceau : le bébé est capable d'imiter ses congénères. Tirez-lui la langue, il la tire aussi. Formez un « O » avec vos lèvres, il fait de même.

    Mais comment être sûr que la mère n'interprète pas comme étant une imitation une expression approximative de l'enfant qui n'a, en fait, aucun rapport ? Pour le savoir, A. Meltzoff installe son laboratoire dans une maternité et répète, avec quatre-vingts nouveau-nés, le même protocole. Il filme le visage des nourrissons, ainsi que les expressions d'un expérimentateur qui tantôt montre sa langue, tantôt ouvre la bouche voir photos ci-contre. Dans un second temps, il demande à un observateur indépendant de décrire les mimiques des bébés. Leurs expressions coïncident étroitement avec celles de l'expérimentateur. Les bébés nous imitent donc. Et ce, dès les premiers instants de la vie extra-utérine puisque le plus jeune nourrisson testé « avec succès » n'est âgé que de 42 minutes [1].

    Au risque de décevoir bon nombre de parents, précisons que les nouveau-nés ne les imitent pas sciemment : « Cette capacité qu'ont les bébés de reproduire les mouvements et expressions des personnes est automatique et non intentionnelle, indique J. Decety. C'est ce qu'on appelle la résonance motrice. » Les fondements neurophysiologiques de ce phénomène sont documentés depuis 1996, date à laquelle Giacomo Rizzolatti, de l'université de Parme, en Italie, a mis au jour les « neurones miroirs » chez le macaque [2]. Localisées dans le cortex prémoteur la région impliquée dans la programmation des mouvements volontaires, ces cellules nerveuses s'activent non seulement lorsque le singe manipule un objet avec la main mais, chose plus surprenante, lorsque le primate se contente d'observer un autre singe manipuler l'objet.

    L'homme n'est pas en reste. Depuis le milieu des années quatre-vingt-dix, de nombreuses études ont montré que l'observation et l'exécution d'un geste faisaient appel aux mêmes réseaux de neurones, au niveau des régions de notre cortex prémoteur et pariétal, spécialisées dans la génération des mouvements.

    Bien qu'aucune exploration neurophysiologique n'ait été menée sur le nourrisson, l'imitation néonatale laisse préjuger de l'existence de tels systèmes miroirs chez le petit d'homme. « Cette résonance directe entre l'observation et l'action permettrait aux bébés de comprendre que les autres personnes sont identiques à eux », selon J. Decety.

    Une autre forme de résonance s'applique au domaine des émotions. Elle aiderait les bébés à percevoir l'état émotionnel des gens qui les entourent, premier pas vers l'empathie. Les bébés nous en donnent régulièrement l'exemple. Un nourrisson pleure dans une pouponnière ? Les autres nouveau-nés se mettent à crier. Dans les années soixante-dix, Marvin Simner, de l'université de Western Ontario, au Canada, a étudié cette « contagion émotionnelle ». Il a fait entendre des pleurs de bébés enregistrés à des nourrissons âgés de 5 jours [3]. À cette écoute, les nourrissons ont pleuré plus fort que lorsque le silence était fait dans la pièce ou qu'ils entendaient des pleurs « fabriqués » par ordinateur.

    Quelques années plus tard, en 1987, Grace Martin et Russel Clark, de l'université d'État de Floride, sont allés plus loin. Ils ont montré, dans une expérience similaire à celle de M. Simner, que cette réaction enfantine à la détresse des autres ne s'exerçait qu'envers les êtres humains. Les bébés ne versent pas une larme lorsqu'ils entendent les plaintes d'un petit chimpanzé [4]. « Ces expériences montrent non seulement que le nouveau-né entre en résonance émotionnelle avec les autres, mais que ce partage affectif est d'autant plus fort qu'il y a une similarité entre le bébé et autrui », explique J. Decety. Par ailleurs, les bébés ne s'émeuvent pas lorsqu'ils écoutent... leurs propres pleurs préalablement enregistrés. Preuve que la résonance émotionnelle s'applique aux autres plus qu'à soi-même.

    Le dégoût et la douleur

    Les mécanismes neurologiques qui sous-tendent cette forme de résonance se rapprochent de ceux de la résonance motrice. Là encore, ils ont été mis en évidence chez l'homme adulte et non chez l'enfant. En 1999, William Hutchison de l'hôpital de Toronto, au Canada, a ainsi exploré, à l'aide d'électrodes, le cortex d'une femme sur le point de subir une opération chirurgicale cérébrale. Il a découvert que les mêmes neurones du cortex cingulaire s'activaient lorsque l'on piquait le doigt de la patiente... ou lorsqu'elle regardait une autre personne subir ce stimulus douloureux. En 2003, Bruno Wicker, de l'institut des neurosciences cognitives de la Méditerranée, à Marseille, a montré que l'observation d'une personne qui exprime du dégoût active, chez le spectateur, les régions cérébrales impliquées dans l'expérience de cette émotion : insula et cortex cingulaire antérieur.

    « La compréhension des émotions exprimées par autrui nécessiterait une forme de simulation interne, impliquant les mêmes circuits neuronaux », analyse J. Decety. Elle existerait déjà chez le bébé. Beaucoup de psychologues estiment que cette simulation mentale de l'état émotionnel de l'autre est suffisante pour rendre compte de l'empathie. « C'est discutable, objecte le neurologue. La résonance est un mécanisme automatique. Toute personne "bien câblée" résonne avec les autres. Mais si le spectacle d'une personne en situation de détresse me plonge moi-même dans la détresse, je me replie sur ma propre souffrance et ne vais pas l'aider. L'empathie nécessite de garder la distance avec autrui. Cela mobilise des ressources "exécutives", sous-tendues par le cortex préfrontal. Ces fonctions nous donnent un meilleur contrôle sur nos émotions : je perçois la douleur de l'autre mais je ne souffre pas comme l'autre. Sans les fonctions exécutives, je serais submergé par ce qui se passe autour de moi. »

    Ce mécanisme de contrôle met près de quatre ans à devenir fonctionnel, temps pendant lequel l'enfant explore sa relation à l'autre et affine sa perception de l'univers intérieur d'autrui. « Vers 4 à 6 mois, le bébé développe des attentes sociales, explique Philippe Rochat, de l'université Emory d'Atlanta. Il s'attend que la personne en face de lui se comporte de façon cohérente. Par exemple, si elle manifeste des tics et que soudain elle ne le fait plus, l'enfant réagit. » À ce stade, il semble que le bébé repère les comportements, les attitudes propres aux uns et aux autres. « Plus tard, il connaît ce qu'on appelle l'angoisse du huitième mois : l'enfant éprouve du désarroi quand un étranger s'approche. Preuve qu'il spécifie les gens, distingue les personnes familières de celles qui ne le sont pas. » Enfin, vers 14 à 18 mois, l'enfant prend conscience qu'il peut avoir une action sur autrui. Ce qu'a montré, en 2004, une expérience de P. Rochat. Un bébé, doté d'un cube en mousse, est placé face à deux expérimentateurs habillés de la même manière et possédant, chacun, le même cube. Le premier expérimentateur imite exactement les gestes de l'enfant sur le jouet. Le second agit sur le cube en même temps que l'enfant mais n'effectue pas les mêmes gestes. Par exemple, si le bébé appuie sur le cube, l'expérimentateur tirera sur l'objet. À partir de 18 mois, l'enfant regarde davantage l'imitateur que la personne simplement synchrone avec lui [5]. « Cela signifie que l'enfant commence à se projeter dans la personne qui lui ressemble. Il apprend à s'identifier à autrui. » Souvent, l'enfant adopte un nouveau comportement en cours d'expérience : il complique son geste afin de rendre l'imitation difficile pour l'imitateur. « Il regarde si l'adulte réussit à reproduire ses gesticulations. L'enfant s'aperçoit désormais qu'il peut avoir une action sur autrui. »

    S'il comprend qu'il peut agir sur son entourage, le bébé ne perçoit pas pour autant que les personnes sont douées d'un univers intérieur qui leur est propre. Ainsi, avant l'âge de 18 mois, l'enfant pense que ses parents... ont les mêmes désirs et les mêmes goûts que les siens. Or, « l'empathie sous-entend que l'enfant ait non seulement conscience que l'autre est semblable à soi mais que c'est autrui qui éprouve une émotion et non pas lui-même », remarque J. Decety. Cette distinction commence aussi vers 18 mois.

    Expérience gourmande

    C'est par une jolie expérience gourmande qu'Alison Gopnik, de l'université de Californie, et Betty Repacholi, de l'université de Washington, mirent en évidence cette capacité pour la première fois, en 1997 [6]. Un expérimentateur et un enfant sont assis à une même table. Au menu : deux coupelles contenant des brocolis crus et des biscuits salés. L'expérience se déroule en deux actes. D'abord, l'expérimentateur saisit un bouquet de chou et l'avale en lançant un « mmmh, c'est bon » de plaisir - l'enfant le regarde et grimace de dégoût : une expérience préliminaire a vérifié qu'il préférait les biscuits au brocoli. Montrant les légumes, l'adulte demande à l'enfant : est-ce que tu aimes ? « Non. » Deuxième acte : l'expérimentateur demande à l'enfant de lui donner quelque chose à grignoter. Avant 18 mois, l'enfant lui tend des biscuits apéritifs, c'est-à-dire ce qu'il désirerait manger. Et ce même lorsque l'adulte a lancé un « beurk » significatif en y croquant précédemment. Après 18 mois tout change : l'enfant donne à l'expérimentateur ce que cet adulte aime, des brocolis. Il montre ainsi qu'il a compris que l'autre a des désirs différents des siens.

    Ainsi, au cours de sa deuxième année, l'enfant perçoit cette nuance subtile : bien que les autres soient des personnes comme lui, elles sont différentes et ne désirent pas forcément les mêmes choses. C'est à partir de cet âge que l'enfant commence à exprimer de l'empathie. Et, avec elle, tout un cortège d'émotions et de comportements sociaux : réconfort, fierté, honte, culpabilité... « Leur apparition est la preuve indirecte d'un développement avancé des fonctions exécutives frontales chez l'enfant, estime J. Decety. Le cortex préfrontal exerce un contrôle cognitif suffisant pour que l'enfant puisse se mettre à la place de l'autre, tout en comprenant bien que les émotions qu'il ressent sont différentes de celles de l'autre. »

    En utilisant l'imagerie par résonance magnétique fonctionnelle IRMf, J. Decety et ses collaborateurs ont récemment montré où se situait, chez l'adulte, la signature neuronale de cette capacité à se distinguer des autres. Les chercheurs ont présenté deux sortes de photographies à des volontaires : des photos « neutres » une main en train de couper un concombre, un pied nu et des photos « douloureusement chargées » : un couteau qui s'apprête à trancher le doigt plutôt que le concombre, un orteil pris dans la charnière d'une porte voir photos p. 36. Face à chaque cliché, les volontaires devaient se « mettre à la place de l'autre » et noter, sur une échelle analogique, quelle douleur ils ressentiraient dans cette situation. Ou quelle douleur ressentirait une autre personne. En accord avec l'expérience de William Hutchison citée plus haut, « l'IRMf montre que, lorsqu'on regarde quelqu'un avoir mal, notre réseau impliqué dans le traitement cognitif de la douleur s'active dans le cerveau - l'insula antérieure, le cortex cingulaire antérieur et le cortex pariétal supérieur », explique J. Decety.

    Pourtant, nous n'avons pas aussi mal que le sujet qui vient de se cogner le pied. Comment l'explique-t-on ? « Quand on imagine l'autre dans une situation douloureuse, l'étendue des activations au sein du circuit qui traite la douleur est moins importante que lorsque l'on s'imagine soi-même dans ces situations. En plus, une région spécifique, située à la jonction du cortex pariétal inférieur et temporal droit, s'active. En revanche, quand on s'imagine dans une situation douloureuse, cette zone ne s'active pas. Pour nous, cette région joue un rôle crucial pour nous permettre de distinguer soi d'autrui. De garder la distance nécessaire pour que l'empathie s'exprime et que nous venions en aide à l'autre, le cas échéant [7]. » Si les expériences explorant ces bases neuronales se sont multipliées chez l'adulte ces dernières années, elles sont inexistantes chez l'enfant. On imagine volontiers la difficulté de maintenir un bébé immobile dans un appareil d'IRM. Les expériences de psychologie restent, pour un bon moment, le seul moyen de se pencher sur l'empathie de ces turbulentes têtes blondes.

    En deux mots : À partir de quel âge l'enfant est-il capable d'exprimer de l'empathie, c'est-à-dire de se mettre à la place de l'autre pour comprendre ses sentiments ? Quatre à cinq ans, répondent les psychologues expérimentaux. Ce qui n'empêche pas le nourrisson de percevoir très tôt les émotions d'autrui. Dès la naissance, le bébé se met au diapason de son entourage en l'imitant et en exprimant des émotions similaires. Mais l'empathie ne s'explique pas totalement par la perception de l'univers intérieur d'autrui. L'enfant doit pouvoir prendre de la distance avec les autres. Une capacité qui se développe en parallèle avec le cortex frontal.

    Par Sophie Coisne

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