• Au pays des doudous clonés (Pascale Mignon)

    Au pays des doudous clonés

    Pascale Mignon

     

    En quête d’immortalité ?
    Clotilde, petite fille de 2 ans, a un doudou, une grande souris blanche. Officiellement elle n’a qu’un doudou, mais officieusement elle en a trois, trois souris blanches, exactement les mêmes. Clotilde a trois doudous clonés. Il y en a un qui est au placard, celui-là on n’en parle pas encore. Il y en a un qui reste à la maison, qui dort avec Clotilde la nuit, celui qu’elle va chercher parfois dans la journée, dans lequel elle enfouit son visage pour sucer son pouce : c’est le doudou d’intérieur, lui, c’est le vrai. Il y en a un autre qui va à la crèche, qui vit sa vie avec l’enfant en dehors de la maison, lui, c’est le « pas vraiment vrai », celui qui peut être perdu, puisqu’il va dehors, à l’extérieur de la maison. Si, par mégarde, cela arrivait, le vrai serait toujours là et on sortirait l’autre clone du placard. S’il y avait encore une perte, pas de problème, le doudou souris blanche est tatoué.
    Un petit tour sur Internet, sur le site des doudous perdus, et il n’y aurait aucune difficulté pour en retrouver un autre identique…

    Mais pourquoi tout cela ? Si Clotilde perdait son doudou, elle pourrait ne plus s’endormir le soir, rien ni personne ne pourrait la consoler, elle pourrait être traumatisée, elle pourrait souffrir !

    Tout pour préserver de la perte, tout pour préserver de la souffrance. Les doudous auraient-ils donc aujourd’hui vocation à devenir immortels ? Les doudous deviendraient-ils des dieux ?

    Il y a bien longtemps de cela, une mère voulait rendre son fils immortel ; il devait être dieu comme elle était déesse, et non humain comme son père l’était. Une version de l’histoire raconte que, dans le fol espoir de ne pas le perdre un jour, elle lui brûle la peau pour le débarrasser de toutes les traces mortelles transmises par son père ; une autre version rapporte qu’elle le tient par le talon et le plonge dans le Styx, le fleuve de l’Enfer, celui qui sépare les vivants des morts, dont les propriétés magiques rendent invulnérable. Mais dans les deux versions, c’est toujours le talon qui est signe de vulnérabilité, de mortalité, signe de la marque humaine transmise par le père. Le talon par lequel la mère tient son fils pour ne pas qu’il sombre dans le Styx ou bien le talon brûlé mais sur lequel le père greffe un autre talon, celui d’un centaure. Il est dit également que, quelques années plus tard, ce père a déguisé son fils en fille pour qu’il ne parte pas à la guerre, pour qu’il vive longtemps et puisse assurer sa succession… Il est dit aussi que c’est la mère qui a mis en scène ce déguisement pour que son fils ne s’éloigne pas d’elle et risque sa vie à la guerre… Cette guerre, c’était la guerre de Troie… Cette histoire, c’est celle de Thétis, de Pélée et de leur fils Achille.

    Clotilde, une petite fille à qui l’on procure des doudous clonés pour qu’elle ne connaisse pas la souffrance de la perte. Achille, un petit garçon sans doudou, que la mère voudrait faire à son image, et que le père voudrait garder près de lui. Deux enfants à protéger de la perte, à protéger de la mort. Mais au final, est-ce bien sûr que ce soit eux que l’on cherche à protéger ?

    L’objet transitionnel décrit par Winnicott, intégré dans les phénomènes transitionnels, ne serait-il pas, aujourd’hui, détourné de sa fonction, par nous adultes ? Cet objet, créé, trouvé par l’enfant, dans un espace qui n’est ni lui ni l’autre, dans un espace intermédiaire, issu de la rencontre entre l’attente désirante de l’enfant et l’initiative d’un autre personnage, souvent la mère, est là pour l’aider à renoncer à la toute-puissance, à l’omnipotence de ses premiers mois de vie. Il est là pour reconnaître une existence à une réalité extérieure à lui. Il est à la fois un symbole et un objet bien concret. C’est un objet dont l’utilisation est transitionnelle, dont la fonction est de rétablir une continuité, menacée par la séparation, une façon de maintenir vivant l’objet interne dans le temps de la séparation. Mais cet objet transitionnel a pour vocation d’être désinvesti progressivement, pas obligatoirement oublié, mais d’être « relégué dans les limbes ». Il n’est que transitoire.
    Pourtant, parfois, cet objet va devenir obligatoire pour intégrer une structure comme la crèche ! Il y a une injonction à la présence d’un doudou ! Voilà le bébé sommé d’avoir un « objet transitionnel » ! Sans son doudou, l’enfant peut faire peur. Sans doudou, séparé de sa mère, l’enfant peut souffrir, l’enfant peut mourir. L’absence de doudou inquiète, angoisse… l’adulte, confronté alors à son propre manque, au risque de sa propre insuffisance.

    Comment penser un mode d’accueil, un mode de garde, si la séparation, si l’absence du père et de la mère sont pensées comme dangereuses pour l’enfant ? Comment penser un mode d’accueil, un mode de garde si le doudou vient masquer l’absence ? S’il vient obturer le manque ? Doudou gri-gri, doudou fétiche qui marquerait une forme de déni de la séparation ? À moins qu’il ne s’agisse de donner au doudou la fonction d’un objet autistique qu’utilisent certains enfants, cet objet dur qu’ils ne lâchent pas, auquel ils s’agrippent, lorsqu’ils sont dans un monde où rien ne manque, un monde régi par l’immédiateté, où la temporalité est effacée, où l’autre n’existe pas.


    Séparation et souffrance
    Charlotte avait 8 mois lorsqu’elle est arrivée à la pouponnière. Petite fille toujours nourrie au sein de sa mère. Sevrée brutalement, les premiers temps de son accueil, elle ne montre pas de réaction particulière. Pourtant, quelques jours plus tard, l’attitude de Charlotte trouble son auxiliaire référente : dès qu’elle la porte dans ses bras, Charlotte la suçote sur tout son corps. Elle ne pleure pas vraiment, elle geint, mais les grimaces aiguës qui marquent son visage dévoilent la souffrance. On lui propose une tétine pour qu’elle assouvisse son plaisir de la succion, mais le silicone ne remplace pas le sein de la mère, ne remplace pas la relation à sa mère, Charlotte la rejette. On lui propose un doudou, agréable au toucher, doux, souple, facile à manipuler, aux couleurs chatoyantes, mais Charlotte ne s’en saisit pas. Sevrage brutal, avec disparition de l’environnement
    habituel. Sevrage brutal et l’environnement n’est plus fiable. Comment un tout petit bébé peut-il se constituer un objet interne suffisamment bon, pas trop persécuteur, si son environnement, essentiellement constitué par la mère, s’écroule brutalement ? Quelle place possible pour un objet transitionnel si l’objet interne n’est plus « saisissable », que ce soit par l’odeur, le toucher, le goût ou encore la prosodie des mots, l’accueil du regard… « Quand la mère est absente pendant une période qui dépasse une certaine limite… le souvenir de la représentation de l’objet interne s’efface et l’objet transitionnel est dans le même temps désinvesti, perdant sa signification 1. »

    Le sevrage, pour l’enfant, est un temps d’arrêt à la dépendance au corps de la mère, à la présence absolument nécessaire de la mère. Temps d’arrêt à l’illusion que le sein fait partie de lui, que le lait est toujours prêt à couler en lui, temps d’arrêt de l’illusion vampirique, cannibalique à l’égard de la mère.

    Le sevrage, pour la mère, est un renoncement au sein nourricier marqué d’une puissance phallique. Renoncement au corps à corps érotisant avec son bébé.

    Si le sevrage est un travail de perte et de séparation pour la mère et pour l’enfant, des autres sont cependant engagés dans cette affaire ; des autres s’interposent, notamment le père de l’enfant, mais aussi des autres de l’environnement familial, social, professionnel. Le sevrage met fin à un certain
    mode de maternage ; les attitudes, les gestes se modifient, les corps s’éloignent, le travail de séparation est à l’oeuvre, le langage apparaît, la
    rencontre avec l’autre se dessine. Pour qu’il y ait transformation de la relation, il faut d’abord qu’il y ait eu renoncement qui entraîne une séparation.
    Des blessures peuvent s’ensuivre, des blessures qui marquent le corps, et cela ne se fait pas sans souffrance.

    Pour un tout-petit, le sevrage brutal associé à la perte de son environnement est un gouffre. Accompagner ce tout-petit dans le temps d’absence
    de sa mère, c’est tenter de mettre des bords au manque pour qu’il puisse s’y accrocher et limiter ainsi le risque de l’aspiration sans fin.

    L’auxiliaire de Charlotte supporte comme elle peut la façon dont cette petite fille s’y prend pour entrer en contact avec elle. Elle a l’impression
    qu’elle cherche, sans trouver ce qu’elle cherche, mais pourtant il n’y a pas « rien » comme réponse, il y a son corps, et ses mots à elle. Elle le supporte d’autant
    moins difficilement qu’elle a pu rencontrer la mère de Charlotte, qui lui a alors « confié » sa fille. La professionnelle sait qu’entre elle et
    Charlotte, il y a la mère qui, elle aussi, souffre. Entre elle et Charlotte, il y a ses collègues avec qui, par leurs échanges, leur projet pour cette petite
    fille, elle tisse des liens les plus soutenants possibles dans ce moment de vie de Charlotte. Petit à petit, Charlotte accepte l’enveloppe qu’elle lui
    propose avec ses bras, son regard, ses mots. L’auxiliaire lui dit qu’elle est là, qu’elle peut lui faire confiance. Oui, c’est vrai, il lui arrive d’être
    absente, mais il y a ses collègues qui la connaissent aussi, elle leur parle de Charlotte. Bien sûr que Charlotte sent la différence : ce ne sont pas les
    mêmes bras qui la portent, la même voix qui s’adresse à elle, le même regard qui l’enveloppe, même si chacun fait attention à ses mots, à ses
    gestes, à ses attitudes pour ne pas accentuer les bouleversements. Bien sûr, il y a de la différence ; chacune de ses collègues n’est pas touchée
    comme elle par l’histoire de Charlotte. Mais n’est-ce pas la cohérence du travail d’équipe qui doit veiller à ce que du lien demeure ?

    Charlotte, si sensible à l’en-deçà des mots, comment pourrait-elle échapper à ce qui nous échappe ? Reconnaître que Charlotte est sensible
    à ces différences, les repérer, les penser, c’est reconnaître que de l’absence peut exister et, malgré tout, la vie continuer, que quelque chose a changé,
    que quelqu’un s’est éloigné, et malgré tout elle n’est pas happée par le chaos ou des angoisses primitives. Vouloir faire tout comme les parents,
    tout comme les collègues, cela ne tendrait-il pas à vouloir effacer les marques de l’absence, gommer les représentations, ce qui donne figure à
    l’absence ? Effacer l’absence, serait-ce une tentative d’éviter l’angoisse de séparation et le lot de souffrances qui l’accompagne ? De vouloir se protéger
    de ces affects qui nous envahissent lorsque l’on travaille avec des enfants en souffrance, comme s’il était plus tenable de garder les éprouvés
    dans le silence ?

    Oui, la souffrance psychique des jeunes enfants et des moins jeunes enfants existe bien. Aussi difficile qu’elle soit à supporter, n’est-elle pas
    pourtant une marque de notre humanité ?

    Reconnaître la souffrance de Charlotte, celle qu’a engendrée le manque de mère suite à la rupture brutale des liens avec elle, se risquer à y
    répondre avec son corps et avec ses mots, reconnaître les souffrances que pouvaient créer les alternances d’absence et de présence de son auxiliaire
    référente auprès d’elle, avec les soins quotidiens qui lui ont été prodigués, pensés au sein d’une équipe : n’est-ce pas le maillage qui peut aider
    Charlotte à mettre des bords à ce manque, à ces absences, à dessiner un contour pour un espace psychique et ainsi héberger son narcissisme naissant ?

    Le manque, l’absence peuvent être des trous noirs, mais ils peuvent aussi fabriquer de l’intérieur. C’est là que l’objet transitionnel pourra trouver
    son sens.


    Entre clone et fantôme
    Il y a quelque temps je me trouvais dans un théâtre où se jouait une représentation adressée aux très jeunes enfants. Il y avait là un petit garçon
    très attentif à ce qui se passait devant lui. Mais un petit garçon aussi très actif, très remuant, debout, assis, parlant tout haut. Une scène où se
    côtoyaient la souffrance de la séparation et le plaisir des retrouvailles, la douleur du manque et la jubilation de la création… Ce petit garçon
    découvrait qu’il n’était pas seul à craindre que sa maman disparaisse, que d’autres aussi étaient confrontés à cette épreuve et que ces autres trouvaient
    des solutions à leur malheur. Il découvrait qu’il avait des mots pour dire, pour inventer et reconstruire le monde dans lequel il vivait.
    Pourtant, à la fin du spectacle, on a recommandé à la maman de veiller, la prochaine fois, à ce que son petit garçon vienne avec son « doudou »
    pour éviter qu’il ne soit troublé par ce qu’il voyait, ce qu’il entendait, pour qu’il soit plus « tranquille » !

    Si l’objet transitionnel est une création de l’enfant qui l’aide à se sentir un peu moins seul au monde, à vivre dans ce monde où il est question de perte et de séparation, à ne pas être submergé par leurs effets d’angoisse, de tristesse, qui l’aide à maintenir de la permanence et ressentir le plaisir
    des retrouvailles, il n’est pas là pour lui éviter le trouble de ses émotions. Il n’est pas là non plus pour remplacer la parole des adultes, pour protéger les adultes de leur manque de mots ! Il n’est pas là pour dédouaner de leur présence les adultes qui accompagnent les jeunes enfants sur le chemin de leur vie.

    Au pays des doudous clonés, les adultes deviendraient-ils des fantômes ?

    L’objet transitionnel, « représentant d’une relation dans laquelle l’enfant se sent un objet partiel de la mère 2 », est voué à être relégué dans les
    limbes. Si tel est son destin, être relégué dans ce lieu aux frontières incertaines, à « l’horizon illimité 3 », c’est aussi parce que l’enfant sort du
    silence, trouve l’usage de sa parole et l’expression de son désir, qu’il prend le risque de sa vie. À nous, adultes, de l’accompagner dans ce
    devenir homme. 


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